Elizabeth von Arnim est née en Australie au sein d’une famille anglaise. A la fin de ses études, cette cousine de la très célèbre Katherine Mansfield part en Europe et rencontre en Italie un aristocrate prussien dont elle devient la femme. Le couple s’installe aux confins de la Prusse, en Poméranie dans un domaine isolé et sauvage. C’est là qu’Elizabeth commence à rédiger une sorte de journal intime dans lequel avec un esprit très fin et anglais, plein d’humour et de distance, elle expose la difficulté de créer et même d’avoir le droit d’aimer "un jardin à soi". A travers les moindres détails de l’élaboration du jardin, vont s’opposer le libre et le géométique, le sinueux et le rectiligne, le beau et l’utile, la solitude contre le groupe. Les critères esthétiques du jardin anglais apparaissent au fil des pages, la liberté qu’ils incarnent sont une philosophie de vie, une symbolique forte.
L’Allemagne du Nord en 1900...L’univers de Theodor Fontane et de Thomas Mann. L’occasion pour Elizabeth von Arnim de tracer des portraits de femmes ancrées dans la rigidité germanique et de prôner par l’exemple d’autres critères de vie et de plaisir. Les rudes paysages de la Poméranie imposent une présence obsédante d’une nature presque primitive et les efforts d’Elizabeth pour créer un jardin allemand qui n’est autre qu’un vrai jardin anglais avec les méthodes pittoresques qui séduiront tous les jardiniers amateurs, font que ce livre n’est pas le simple divertissement d’une comtesse oisive mais l’impossible tentative d’apprivoiser une Allemagne à la barbarie splendide autant que menaçante grâce à l’art tout anglais des jardins.
Presse
Un très bel article de Laure de La Tour sur le site littéraire Boojum :
Voici d’abord un titre au charme légèrement désuet, mais plus malicieux qu’il n’y paraît : il est révélateur du ton léger et moqueur dont ne se départ pas la narratrice dans cette autobiographie romancée, sans doute amusée par la valeur d’oxymore qu’un jardin
allemand peut avoir à ses yeux. C’est que l’épithète importe ! Le jardin, quand il est un substantif solitaire, erre dans les limbes : il lui faut être suspendu ou d’intérieur, secret, d’agrément, d’hiver, à l’anglaise ou à la française, voire japonais ou persan, ou encore médicinal, presbytéral, public ou potager… Mais qui, en toute bonne foi, se représente spontanément l’allure d’un jardin allemand ou l’incongruité d’une rose-thé en Poméranie ? Pire, la chimère d’un vrai jardin anglais en pleine Prusse orientale ? Car c’est de cela qu’il s’agit ici, et c’est un jardin bien anglais que va faire fleurir non loin de la Baltique notre excentrique et sympathique Elizabeth en ces dernières années du XIXe siècle. Elle est l’épouse d’un comte allemand mais elle est née anglaise, et ce jardin sera comme un défi qu’elle se lance, son œuvre personnelle, alors qu’elle entreprend de s’installer à Nassenheide, près de Stettin, dans le Schloss de son mari. Sous la forme d’un journal, elle nous conte la tranquille et réjouissante épopée de son jardin, tout en égratignant avec finesse les mœurs locales et les travers de son temps.
L’œuvre paraît à Londres de façon anonyme, en 1898, chez un des plus grands éditeurs britanniques du temps, sous le titre
Elizabeth and her german garden. Ce n’est que plus tard que l’auteur, née May Beauchamp, adoptera le prénom de son personnage auquel sera associé son nom d’épouse. Elizabeth von Arnim a alors trente ans. C’est son premier ouvrage et pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Le livre est un best-seller et connaîtra plusieurs rééditions avant de tomber dans l’oubli, jusque dans les années 1980.
Les éditions Bartillat redonnent à ce jardin un nouvel éclat, dans la traduction et la présentation de François Dupuigrenet Desroussilles. Une fort belle (re)découverte, donc, et un travail de qualité, dont on ne regrettera peut-être que le mauve un peu naïf de la couverture. Une préface, une chronologie et surtout des notes accompagnent parfaitement le texte, utiles entre autres pour expliquer certaines références littéraires et bibliques que l’auteur se plaît à multiplier, tout en les transformant souvent à sa guise…
Les travaux et les jours
Au bout de cinq ans d’un mariage qui s’essouffle un peu, lassée de la vie mondaine, Elizabeth décide de s’installer dans une vieille demeure appartenant à son mari, inoccupée depuis vingt-cinq ans, avec ses trois « bébés de mars, mai et avril » – trois filles âgées de 5, 4 et 3 ans. Le jardin est alors une jungle. Qu’à cela ne tienne ! Elizabeth a décidé qu’elle aurait des roses et elles pousseront, en dépit du climat pénible et d’une désolante sécheresse qui menace tout et rend l’arrosage compliqué.
Non sans coquetterie, elle affiche un dégoût prononcé pour les travaux domestiques et se reconnaît volontiers différente des femmes de son temps. Habitée par une ambition démiurgique et surtout par un irrépressible désir de tranquillité, elle décide que ses activités, désormais, seront extérieures et entièrement tournées vers la réalisation de son jardin – se ménageant toutefois quelques pauses pour lire et écrire. Dans ce lieu fini et clos, défile tout l’infini des mille minuscules événements des jours et des nuits, des saisons et des heures qu’elle nous fait partager avec ses tentatives, ses échecs, ses dépits et ses progrès. Les discrets mouvements de la nature donnent à ce récit qui couvre presque une année une dimension non seulement poétique mais dynamique.
La narratrice entame avec beaucoup de modestie les premiers travaux : « Jardinier débutant fut-il jamais à ce point abandonné à ses propres tâtonnements ? ». Pas à pas, de la culture des volubilis à celle des roses-thé, des premières semailles avortées à la floraison glorieuse de ses massifs, elle intériorise un calendrier rythmé par la nature et quelques fêtes religieuses, ce que suggère parfaitement la forme du journal.
La dimension proprement horticole du livre ne représente certainement pas l’essentiel. Elle est toutefois bien mise en évidence dans la préface qui présente au passage les grandes figures de l’art des jardins de l’époque. De fait, Elizabeth ne cesse de lire manuels et traités techniques, de dépenser des fortunes en semences et en bulbes, d’écrire à travers l’Europe pour se procurer des graines d’espèces particulières et progressivement elle met sur pied un jardin qui n’a rien à envier à ceux qui s’épanouissent sous des cieux plus cléments. Le journal ne se répand pas en considérations techniques et préfère offrir de nombreuses et belles descriptions du jardin à toutes les saisons, en un chatoiement très impressionniste. En particulier, notre comtesse prussienne manifeste un goût évident pour les listes de fleurs et de plantes. Nulle ambition taxinomique ni aucun pédantisme là-dedans, mais le plaisir de l’évocation et la saveur lexicale et sonore de ces mots qu’elle fait sortir des herbiers et des encyclopédies, n’hésitant pas à égrener ici et là quelques noms latins à l’allure plus poétique que didactique. Le plaisir est à son comble dans la litanie cocasse des noms de roses qui semblent reconstituer une vraie société mondaine, avec la «Madame de Watteville », la « Madame George Bruant », la « Préfet de Limbourg », la « Duc de Teck »… Souvent, on la sent attentive aux effets d’ensemble et elle étudie les couleurs à venir des plantes pas encore ou à peine semées, imaginant des harmonies lumineuses : « Il y aurait aussi des eschsholtzias, des dahlias, des tournesols, des zinnias, des scabieuses, des portulascas, des pensées jaunes, des giroflées jaunes, des pois de senteurs jaunes, des lupins jaunes – enfin toutes les fleurs jaunes, ou dont il existe une variété jaune. Toutes ces belles choses devraient être plantées au sud-ouest, dans une longue bordure ensoleillée au pied d’une pente herbue que couronnent des lilas et des pins. Juste après avoir traversé le bois de pins le promeneur sera comme aveuglé par la splendeur de mes soleils captifs, après l’ombre fraiche du sentier qui parcourt le bois. »
Semailles en corset et propédeutique au bonheur
Etrange Eden, donc, que ce jardin « doublement Eden » puisqu’Elizabeth y est seule et que son mari n’y entre pas, créé par les efforts d’une femme, laquelle se promène, maîtresse des lieux, ravie. Dans la vie de la jeune femme, jardin secret et jardin de terre coïncident parfaitement, puisqu’il s’agit tout à la fois d’un refuge, d’une occupation et d’un lieu de méditation personnels. Il est une échappatoire aux mondanités, elle qui entend fuir « une vie passée avec dans les narines l’odeur des dîners des autres » et un mari peu commode, misogyne et délicieusement blasé qu’elle ne désigne jamais autrement que par la périphrase « L’Homme de Colère » et dont elle se passe plusieurs semaines au début du journal. Le jardin représente surtout un apprentissage heureux de la solitude et du silence. Sans se rebeller tout à fait contre son état d’épouse et mère — le terme de féminisme serait, outre anachronique, un brin trop fort — elle ne mâche pas ses mots et cultive, en même temps que ses roses, un bonheur individuel et un égoïsme de bon aloi. En une formule bien trouvée, F. Dupuigrenet Desroussilles parle de « libération tranquille ». Le journal se clôt au mois d’avril sur un sentiment de plénitude et de sérénité.
Toute corsetée, imprégnée de décence et d’une conscience de classe assumée, Elizabeth ne peut malgré son enthousiasme manier elle-même la bêche et elle doit donner ses ordres à un jardinier. Un jour pourtant, elle donne un coup de pelle, pendant le repas des domestiques : elle en demeure persuadée que « si Eve avait disposé d’une bêche au Paradis, et avait su s’en servir, cette malheureuse affaire de pomme et de serpent n’aurait jamais eu lieu. »
L’écriture du journal témoigne ainsi de certains préjugés sociaux moins agaçants qu’amusants, par exemple lorsqu’elle se plaint du bavardage de la domestique qui lui brosse les cheveux ou de son jardinier : « Il est par trop pénible de devoir décrire vos visions célestes à un individu borné, aussi incapable de visions que dépourvu d’esprit, qui pense qu’une bordure jaune ne peut être composée que de calcéolaires frangées de bleu. » Elle fait preuve également d’une grande culture littéraire et sous des airs anecdotiques, l’écriture est nourrie de références bibliques, poétiques et romanesques. Elizabeth est une lectrice et « [s]on plus grand plaisir est de prendre un volume de poésie et de [s]’installer au milieu des boutons d’or. »
Jardinage… et entomologie
Une allure primesautière et un humour aussi anglais que ledit jardin ne sont pas les moindres qualités du livre. Si Elizabeth a de la nature une vision poétique, - on songe à ces hiboux dont elle note sur des portées la mélodie, conférant ainsi une élégance typographique à la première page de son journal, ou encore à l’image de ces trois femmes patinant sur des canaux gelés et dont on n’aperçoit que les trois têtes dérivant à travers les champs -, elle n’est jamais romantique ni mièvre. Son autodérision, son ton léger et parfois satirique ramènent toujours le lyrisme vers la terre ou vers une stimulante étude de mœurs. Il y a quelque chose comme une marquise de Sévigné en elle : nulle anecdote, nul commérage n’échappent à sa plume acérée et faussement misanthrope. Sans esprit de sérieux mais avec la précision d’un entomologiste, la narratrice multiplie les remarques sur les mœurs allemandes, la propreté et l’énergie de ses voisines et la cuisine au chou, les portraits de ses voisins comme le pasteur et sa femme qui prépare les repas en lisant sa grammaire latine, de son jardinier atteint du « syndrome de la cigogne » et qui s’en retourne chaque automne auprès des siens en Russie, de ses proches, mari ou invités. Mais surtout, à l’instar de F. Dupuigrenet Desroussilles dans sa préface, on pense à Oscar Wilde dans le ton volontiers provocateur ou paradoxal qu’elle adopte, que ce soit pour déplorer la nécessité de faire la conversation au petit déjeuner ou celle d’entretenir des relations avec le voisinage :
« Quand vous êtes bien nourri, bien vêtu, bien chauffé, et que rien ne vous manque de ce que vous pouvez raisonnablement désirer dans la vie, des désagréments de nature spirituelle vous mettent parfois mal à l’aise, et peuvent vous rendre malheureux. C’en est un, par exemple, de se sentir incapable de communier avec l’âme de son voisin – absurde souci, sans doute, car rien ne prouve qu’il en possède une. »
Les dialogues des trois enfants entre elles ou avec leur mère sont, enfin, particulièrement naturels et drôles.
Elizabeth et son jardin allemand est un livre étrange qui a le charme nostalgique du monde d’avant 1914 — le « monde d’hier », comme dit Zweig, — celui d’avant le chemin des Dames. Ce journal n’est pas seulement une fantaisie anglo-allemande pleine de vivacité et d’intelligence, c’est une bulle tout à la fois temporelle et géographique, mentale et littéraire qui crèvera pratiquement avec la guerre. Dès 1910, Elizabeth von Arnim est veuve et Nassenheide est vendu. En 1914, elle reprend la nationalité anglaise. Après, elle connaîtra d’autres amours, elle voyagera, elle publiera avec succès et mourra en Caroline du Sud, à Charleston, en 1941, bien loin d’une Allemagne oublieuse de ses valses et des roses de Poméranie.
Laure de La Tour
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