Ecrit sur le ton de la confidence, récit intime d'un amour qui commence en 1929 et se prolongera jusqu'au suicide de Drieu, ces pages apportent grandement à la connaissance de l'écrivain qui tout au long de son existence confiera à la fougueuse Argentine son mal de vivre, les secrets de sa création littéraire, sa conception de la littérature, ses ambitions inassouvies, ses amours, les arcanes de son désir. Victoria Ocampo offre ici un témoignage d'une grande qualité humaine, dénonce des errements de l'engagement politique de Drieu et de Malraux, les voyages en amoureux, les nuits sans sommeil, les promenades au Louvre, leurs silences...
Victoria Ocampo (1890-1979) a joué un rôle de premier plan dans le rayonnement de la culture littéraire au XXe siècle. Fondatrice de la célèbre revue Sur, elle publie pendant 40 ans les textes des plus grands écrivains qu'ils soient argentins ou européens. Bioy Casares, Borges, Cortazar, Camus, Drieu la Rochelle, Malrax, Sabato, Caillois... Elle contribue personnellement à faire connaître en France, Borges, de ses intimes et l'un des plus grands écrivains au monde...
Julien Hervier, maître d'oeuvre du journal de Drieu (Gallimard) ainsi que des Oeuvres de Jünger en Pléiade, présente cette édition.
Lui, on le connaît bien : dandy, anglophile bientôt fasciste, vêtu de tweeds bien coupés et d'effrois enfantins, doriotiste aux heures noires et homme couvert de femmes aux heures roses, spécialiste de la haine de soi, et déjà en chemin vers le suicide qui le tentait comme une crucifixion. Elle, c'est plus compliqué : du sang indien dans les veines et une immense fortune édifiée sur les rives du Rio de la Plata ; belle, mécène, ardente (beaucoup d'amants : de Keyserling à Roger Caillois), argentine mais française de tête et cosmopolite d'âme, progressiste, d'une fierté sans faille...
Entre ces deux-là, qui étaient faits pour s'ignorer, ou se mépriser, le hasard jeta pourtant une étincelle de passion qui, jaillie à la fin des années 20, n'en finira pas de les embraser jusqu'à la disparition de l'écrivain - qui, malgré ses égarements, continua de bénéficier d'étranges indulgences de la part de ceux (Malraux, Berl...) qui l'aimaient. De cette liaison on savait l'essentiel. Mais les témoignages de Victoria étaient dispersés ici et là. Les voici enfin rassemblés, admirablement édités par Julien Hervier, et suivis de lettres inédites. C'est un document décisif, plein de détails rares, de nuances, de climats. A le découvrir, on comprendra pourquoi Drieu valait, malgré tout, mieux que sa légende blafarde. Et pourquoi les femmes le jugèrent toujours avec plus de tendresse que les idéologues.
Au départ, donc, une idylle mondaine : la femme riche séduit l'écrivain pauvre, lui fait de petits cadeaux, et exige en retour d'être initiée aux subtilités de la vie artistique parisienne. Entre celui qui croit se reconnaître en Benjamin Constant et celle à qui il ne déplairait pas d'être une nouvelle Mme de Staël, beaucoup de mots seront échangés au cours des vingt-cinq années que durera leur histoire. En revanche, peu de sexe : elle aurait bien voulu, elle, mais lui se croit impuissant - Aragon dira, plus tard, que c'était une ruse de Drieu pour se faire plaindre et attirer les proies qui voulaient l'aider à triompher de cette infirmité.
Victoria est antifranquiste, et il ne rêve que de fusiller tous les républicains ; c'est une femme virile, et il est un homme féminin ; elle est généreuse, et il se sent menacé par tant de bienveillance aristocratique. Mais, en les suivant de la Pampa aux venelles de l'île Saint-louis, on s'avise que la politique compte peu pour les amants épris : ils voyagent, se mentent, se disputent, s'observent lucidement. Il lui montre, au Louvre, le « Gilles » de Watteau, en qui il voit son autoportrait ; elle tente de lui faire accepter la bonté et la douceur qui sont en lui, mais dont il se défend en tenant des propos toujours détestables sur les femmes, les « Français égrillards », la décadence, ses anciens amis. Dès le départ, Drieu veut être un maudit, un lâche, un déchu, un perdant. Et elle, ravalant les nausées qu'il lui inspire souvent, essaie de le convaincre qu'il n'est pas interdit de se réconcilier avec soi-même.
Ce qui est étonnant, dans cette évocation, dans ces lettres, c'est l'obstination avec laquelle Victoria souligne que le Drieu fasciste qui mijote dans sa psychologie nocturne est le contraire du « Gilles » - elle nomme ainsi sa face diurne - qui lui extorque une tendresse infinie : « Pourquoi aimes-tu les défauts que tu n'as pas ? » lui demande-t-elle alors que, par provocation, il loue devant elle les « muscles mentaux » de Hitler et de Mussolini. Oui, pourquoi ? Dans ces moments-là, Drieu, en guise de réponse, pleurait sur les robes Poiret de sa maîtresse, puis disparaissait dans quelque établissement de la rue de l'Arcade où, parmi des prostituées, il se sentait enfin innocent.
Ce qui est certain, c'est que Victoria - comme Colette, la première épouse, ou Beloukia, la dernière maîtresse - aura, sans cesse, cru pouvoir sauver son futur suicidé. Et c'est ce combat perdu d'avance, mais si noble, qui donne à ce récit presque secret ses accents les plus déchirants. Nul ne peut faire le salut d'autrui. Mais il y a du panache, parfois, à se persuader du contraire.
« Drieu », de Victoria Ocampo, notes et avant-propos de Julien Hervier (Bartillat, 152 pages, 20 E).
Victoria Ocampo
sur Drieu, Patrick Besson, Marianne, 01/09/2007
Drieu, station argentine, Stéphane Denis, Le Figaro Magazine, 1er septembre 2007
Les lettres du feu follet, Jérôme Dupuis, Lire, septembre 2007
LIBERATION, 20 septembre 2007
Drieu, Ocampo, chevaux d'orgueil
C'est une riche Argentine, il est beau et devient célèbre. En 1929, les amours de Victoria Ocampo et de Drieu la Rochelle.
Par LANÇON Philippe
QUOTIDIEN : jeudi 20 septembre 2007
Victoria Ocampo Drieu Traduit de l'espagnol (Argentine) par André Gabastou. Bartillat, 154 pp., 20 Euros
Leur histoire a duré environ un an, puis une vie. Sa morale, la voici : l'amour est une vérité impossible, une avant-garde qui vieillit vite en pays ennemi, des phrases qui tombent sur des corps qui meurent. Le sang qui coule après, quand il est bleu, c'est de la tendresse. Celle de Victoria Ocampo pour Pierre Drieu la Rochelle, l'un des hommes qu'elle a le plus aimés, filtre l'agacement qu'il lui a inspiré. Il l'a souvent blessée ; elle a fini par le comprendre et en parle très simplement, comme un souvenir intime, quotidien, qui continue. Où ça ? Sur la page, évidemment : dans son autobiographie, dont les éditions Bartillat tirent ce chapitre, plus quelques lettres de l'un et l'autre, sous le titre : Drieu . La préface et les notes de Julien Hervier justifient l'ouvrage.
Pour s'aimer, le mieux est de commencer dans le salon d'une comtesse. Tout est beau, tout est vain, splendide et léger, tout rappelle ce que tout efface : le début enlumine la fin. Ocampo et Drieu se découvrent en février 1929, chez la comtesse Isabel Dato. Elle vit à Paris, avenue de la Bourdonnais. C'est un déjeuner. Au mur, il y a deux Miro, un Dali. A table, Paul Valéry et le philosophe espagnol José Ortega y Gasset. On cause. Elle : «Le repas n'eut rien d'inoubliable (il ne le devint qu' a posteriori )» . Lui : «Lamentable exhibition. Valéry fatigué, sceptique, blagueur, l'espagnol scandalisé.» Tout est déjà là. Elle : générosité ironique, orgueil d'élégance. Lui : amertume précise, orgueil de défaite.
Venue d'Argentine, issue d'une grande famille, amie de Borges et plus tard de Bioy Casarès, Victoria Ocampo a 39 ans, des amours déçus que lavent de nouveaux amours, une faim justifiée d'intelligence et d'autonomie. C'est son second voyage à Paris. Elle vient d'être meurtrie par les avances d'un philosophe qu'elle admire, l'Allemand Keyserling : le héros de la pensée est un goinfre et un soudard qui se prend pour Tamerlan. La réalité est un livre ouvert, plus lourd que ceux qu'on avait lus.
Drieu a 36 ans. Son succès vient. Il est grand, blond, d'une beauté lasse et sensuelle. Son expérience du Front pendant la guerre de 14 ne lui a pas seulement raidi un doigt : elle a cassé le coeur de la marionnette. C'est un désemparé sensible, intelligent, parfois très stupide. Son talent respire dans une détresse maladroite. Il n'est pas encore atteint de mélancolie fasciste. Il a de superbes maîtresses, court les putains, et il écrit : «L'amour n'est pas plus fort que tout ; c'est cette terrible pensée qui est au fond de ma solitude depuis des années.» Elle note la phrase, puis ajoute : «C'était lui qui n'accédait pas à cet amour dont il avait, je crois, une fausse image. C'était un peu comme si, en découvrant que l'enfant Jésus et les Rois mages ne mettent pas des jouets dans les souliers des enfants à Noël, il avait perdu la capacité de voir les vérités et les beautés du nouveau Testament.» Les romans de Drieu ont un talent faible, émouvant, agaçant, qui confirment le regard d'Ocampo : Madame Bovary, c'est lui.
Au dîner, elle lui trouve un côté «garçon» , adolescent qui n'en finit pas, mais il lui plaît. Pourquoi plaît-on à une femme ? La réputation, bien sûr, le talent sur un corps la belle image irradiant. Mais aussi ce genre de détail : «Mon premier mouvement de sympathie alla à la chemise propre, bleue comme le ciel, au pantalon repassé et au pli bien tracé, au visage rasé, aux ongles qui n'étaient pas passés chez la manucure, mais exempts de saleté, aux dents minutieusement brossées, à tout ce qui parlait avec éloquence de soins corporels peu courants dans la confrérie des écrivains (et des philosophes).» La parenthèse, c'est pour Keyserling. Le reste ne parle que d'elle : «La bohème ne m'a jamais attirée et je préfère mille fois le spectacle d'un mécanicien en bleu de chauffe à celui d'un poète négligé aux ongles en deuil.» Elle a conscience des clichés qui la font vivre, elle les aime de près et de loin. Ils se revoient dans un salon de thé. C'est parti.
Très vite, leur passion vit aussi bien que mal. Ils marchent et parlent pendant des heures. Elle reproduit certains de leurs dialogues. Il est naïf, emporté, d'une brutalité sincère et d'un orgueil bizarre, inversé. Un jour, elle porte un Chanel et il lui dit : «Vous avez un pull-over de déménageur.» Elle note : «Telle était la manière de Drieu de reconnaître que quelque chose lui plaisait : il se sentait obligé de faire des compliments en dénigrant.» Il ne veut pas aimer en flagrant délit. Elle lui prête de l'argent. Il ne le rend pas, il est même tout à fait mufle lorsqu'il parle d'elle, des autres, de ses «mécènes féminins». Il se prend pour l'homme couvert de femmes, il joue à l'être, l'un de ses livres porte ce titre. Au chef d'orchestre suisse Ernest Ansermet, elle écrit aussitôt : «Drôle d'être, plein de contradictions, de complexes et de réflexes. J'ai un faible pour lui, je ne sais pas si ce faible est bien placé et je m'en fous. Nous sommes faits pour nous tromper. La seule chose qu'on puisse faire, c'est se tromper sincèrement.» (1)
Exaspérée, elle rejoint l'Espagne. Il envoie des lettres qui la choquent par leur amertume : c'est un sentiment de trop, une pierre qui envoie le coeur par le fond. Avril 1929 : «Belle et grasse disciple des hommes, amoureuse de la semence mentale. Pour toi l'esprit c'est encore du sperme.» Mais aussi : «Point d'amis possibles, c'est horrible. On est refoulé sur le papier. Ta fausse résistance me crispait, mais me distrayait. Mais ton coeur m'aurait fait du bien Ñ me fait du bien, malgré tes absurdes restrictions.» Ou encore : «Ah ! Que ne suis-je un vrai maquereau. Je voudrais qu'une femme pauvre travaille pour moi. Avec une femme riche on retombe dans le système Grasset. J'ai une âme de mauvais domestique comme tous les pauvres.» Il ne s'aime pas, mais il veut être le seul à le dire Ñ sur le dos de celle qu'il aime Ñ mais aime-t-il ? Un caprice d'enfant triste l'enveloppe et le pousse à faire spectacle de ses défauts, de ses faiblesses. Elle explique cette vanité de l'échec : «Il se complaisait à se considérer comme un scribe de second ordre, parce qu'il n'avait triomphé ni comme guerrier ni comme athlète ni comme amant ni comme saint.» Au fond, l'homme qui se flatte d'être couvert de femmes parce qu'il se sent couvert de rien : «L'indigence de sa vie sentimentale l'accablait. Il ne pouvait pas respirer sous cette cloche dans laquelle une machine pneumatique avait fait le vide.»
Ils se retrouvent à Berlin en 1930. Chacun a sa chambre. Elles communiquent, la porte est toujours ouverte. L'amour physique s'éteint. Restent les insomnies, les discussions, les grandes marches, et tout ce qu'on peut aimer dans le malheur de l'autre. Plus tard, elle le fait venir en Argentine. Il publiera dans le premier numéro de la revue Sur , qu'elle fonde avec Borges. Elle est devenue une amie, lui fait rencontrer le futur auteur de Fictions . Les deux écrivains voyagent en Bolivie et Drieu, deux ans avant sa mort, en tire un roman à clés, L'homme à cheval , qui lui permet de faire un portrait des brillantes soeurs Ocampo sous le nom de Bustamente : «Royaume des Amazones, à cause de l'orgueil, du dédain. Couvent aussi à cause de la concupiscence pour les choses de l'esprit qui régnait dans ce lieu retiré où du reste en dernier ressort on n'obéissait qu'aux superstitions du coeur.» Entre eux, l'orgueil est partout.
L'engagement fasciste, sous Vichy, l'exaspère. Elle est en Argentine lorsqu'il se suicide, au printemps 1945, au gaz et au véronal. Elle lui survivra 34 ans, vivant des romances avec Roger Caillois et d'autres. Pourquoi donc a-t-elle aimé Drieu, cet homme qui se laissait pas aimer ? Mauvaise question. La bonne est : comment l'a-t-elle aimé ? «Je sacrifiai Drieu à Drieu. Ses imperfections et les miennes l'exigeaient (...) Les défauts de Drieu (opposés aux miens) m'obligèrent à l'aimer sans lâcheté .» C'est elle qui souligne.
(1) «Vies croisées de Victoria Ocampo et Ernest Ansermet», de Jean-Jacques Langendorf (Buchet Chastel).
LE FIGARO LITTÉRAIRE
La belle étrangère de Drieu
Par Jean d'Ormesson de l'Académie française.
Publié le 20 septembre 2007
Actualisé le 20 septembre 2007 : 11h05
Les pages que la riche Argentine Victoria Ocampo a consacrées à l'auteur de « Gilles » sont publiées pour la première fois.
UN JOUR d'hiver 1929, à un déjeuner avenue de la Bourdonnais auquel participaient Paul Valéry et Ortega y Gasset, une Argentine d'une quarantaine d'années, de passage à Paris, rencontre un jeune écrivain français de trois ans plus jeune qu'elle et encore presque inconnu.
Elle s'appelle Victoria Ocampo. Elle est l'aînée de six soeurs nées à Buenos Aires dans une famille où la fortune se conjugue à une forte tradition catholique. Élevée avec ses soeurs par deux institutrices, l'une française, l'autre anglaise, elle apprend à lire et à écrire en français. Jeune fille, elle rêve de théâtre et de littérature, et puis elle se résigne, selon les usages de son milieu, à épouser un homme séduisant et cultivé. Très vite, le mariage est un désastre. En 1929, après s'être liée d'amitié littéraire avec Rabindranath Tagore, avec Jules Supervielle, avec Borges, avec Keyserling, elle vit la fin d'une passion de quinze ans pour un jeune et brillant avocat argentin. Elle est surtout grande, très belle, merveilleusement intelligente, et elle s'habille chez Chanel.
Lui, charmant, élégant, déjà un peu chauve, grand séducteur, c'est Pierre Drieu La Rochelle. Il a été marié deux fois, d'abord avec une jeune femme d'origine juive, Colette Jeramec, puis avec Olesia Sienkiewicz, avec qui il ne s'attarde guère. Il a été très lié aux surréalistes, avec qui il a rompu en 1925, et il appartient à ce groupe des écrivains de la NRF et de la maison Gallimard qui fascinent Victoria Ocampo. Il a encore peu écrit, quelques nouvelles, quelques romans -
L'Homme couvert de femmes, Une femme à sa fenêtre -, un ou deux essais, dont
Genève ou
Moscou. Il multiplie surtout, avec une sorte d'angoisse et de cynisme désarmants, les aventures sentimentales. Avec une infirmière, pendant la guerre, avec une Américaine qui l'a quitté pour retrouver son mari, avec une jeune Algérienne morte du cancer. Bien plus tard, à la veille de la guerre, elles apparaîtront toutes - sous les noms d'Alice, de Dora, de Pauline - dans son roman
Gilles où figurera aussi, sous le nom de Beloukia, son plus grand amour après Victoria Ocampo : la femme de Louis Renault, Christiane.
« Tu es une eau claire, douce, abondante...»
Tout de suite après ce premier déjeuner, Drieu envoya un de ses livres à Victoria Ocampo, accompagné d'un mot où il l'invitait à prendre un verre avec lui dans un bar des Champs-Élysées. Victoria lui répondit :
« Je ne bois jamais de cocktail, mais je prends le thé rue de Rivoli. » Il l'emmena au « Rumpel », écrit Victoria Ocampo, c'est-à-dire chez Rumpelmeyer. Avec cette brutalité tendre qui lui valait tant de succès, il lui dit :
« Vous avez un pull-over de déménageur. » C'était un tricot de chez Chanel.
Ils se promenèrent tous les deux, le Narcisse masochiste et la belle étrangère, dans les rues de l'île Saint-Louis et de l'île de la Cité, sur les Champs-Élysées, les quais, les grands boulevards et au bois de Boulogne. Il lui disait :
« Tu es la vache la plus belle de la pampa. » Et aussi : «
Tu es une eau claire, douce, abondante... où je puis nager, étendre mes quatre membres. » Ils allèrent ensemble à Londres, où elle portait un habit de velours noir et une écharpe grise, puis à Berlin, où ils s'installèrent dans un hôtel près du Tiergarten
. Victoria repartait pour l'Argentine où elle fonde, en 1931, la fameuse revue
SUR (« Le Sud ») qui publiera Borges, Michaux, Malraux, Heidegger, tant d'autres, et qui assurera sa célébrité. Elle aimait Pierre et portait sur lui des jugements tristes et sévères. Elle lui reprochait de toujours tout laisser tomber, sa fourchette au restaurant et la fin de ses romans. Elle lui disait : «
Tu es Pierre et sur cette pierre je ne bâtirai pas mon église. » Mais elle lui gardait sa tendresse.
Tout cela, qui m'avait été raconté, il y a trente ou quarante ans, par Roger Caillois qui avait succédé à Drieu dans le coeur de Victoria après que Christiane Renault avait succédé à Victoria dans le coeur de Drieu, figure dans les chapitres que Victoria consacre à Pierre dans le cinquième volume de son autobiographie et que Bartillat vient de publier en français sous le titre
Drieu, avec une préface de Julien Hervier.
« Nous étions tous les deux perdus dans la forêt d'une cruelle époque de transition ; perdus dans notre solitude ; perdus, de manière différente, dans la question sexuelle ; perdus dans notre étrange vocation religieuse sans foi ; perdus dans notre amour de l'absolu et de la vérité absolue : païens mystiques privés de catacombes et de Dieu. Tout cela sur des chemins si opposés qu'à première vue n'émergeaient et ne s'imposaient que nos différences », écrit Victoria, qui se souvient de Dante.
L'époque de transition, la solitude morale, l'amour de l'absolu et les chemins opposés précipiteront Drieu vers le fascisme et le suicide.
« Tu perds la tête, Pierrot », lui dira Victoria. Scandée par le sexe, par les livres et par la politique, la vie continuera. Drieu viendra encore retrouver Victoria en Argentine - où il donnera de la pampa une définition merveilleuse :
« Un vertige horizontal » et où il nouera une nouvelle liaison avec Angelica Ocampo, soeur de Victoria. Une autre soeur, Silvina, avait épousé Adolfo Bioy Casares, auteur de
L'Invention de Morel et ami de Borges avec qui il rédigera les
Nouveaux Contes de Bustos Domecq. Drieu se séparera d'Olesia, qui aura une brève liaison avec Lacan, et il écrira sans vergogne à Victoria : «
Envoie-moi de l'argent quand tu en auras trop. » Il écrira encore
Le Feu follet, La Comédie de Charleroi, Rêveuse bourgeoisie, Gilles, L'Homme à cheval, où il met toute son amère tendresse pour Victoria.
Il collaborera à
La Gerbe et à
Révolution nationale. Il assurera la direction de la
NRF sous l'Occupation. Et il sauvera Colette Jeramec, sa première femme, de la déportation. Son texte testamentaire, où il justifie son suicide, il le fera parvenir à quelques amis dont André Malraux et Victoria Ocampo. Et Victoria recevra une dernière lettre de Pierre :
« Tu ne sais pas comme est bien ma mort, par une nuit superbe, ma fenêtre grande ouverte sur Paris... »
, 2008