«But you are not a fascist, aren’t you ?» Un jour, à Moscou, la question est posée à Edward (ou Edouard, ça dépend des éditeurs) Limonov, écrivain, aventurier et homme politique russe, par une admiratrice. Lisa, amie de Limonov, une adolescente punk, est là et file comme un chat : «Il faisait froid ce jour-là et le bout du nez de Lisa avait rougi. Elle n’aimait pas les temps qui font rougir le nez et c’est peut-être pour cela qu’elle s’était éloignée aussi vite.» Lisa : «Même quand elle se réveillait après une beuverie et qu’elle se cherchait une cigarette, le cordon de ses sourcils, ses mirettes gardaient leur fraîcheur.» Avec elle, Limonov boit, écoute Piaf : «Nous nous sommes abondamment embrassés, Lisa et moi. Ensuite, nous sommes allés chez moi. Nous avons encore bu. Elle s’apprêtait à partir. Je l’ai battue. Il y avait du sang même sur les rideaux. Parce que ça ne se fait pas.» Il y a du sang, des militaires virils, des nymphettes furieuses à «minou»et une Anglaise dont le sexesent«le chien mouillé» dans le Livre de l’eau. Et on aime ça, car Limonov sait écrire comme personne sur tout ce qui ne se fait pas.

Fasciste, le fondateur du Parti national bolchevique ? Comme tant d’autres, l’admiratrice voudrait aller au bordel avec lui, mais en sortir propre, légère comme un touriste, enrichie comme un producteur. C’est une «artiste polonaise qui faisait des dessins animés». De lui, elle veut adapter Autoportrait d’un bandit dans son adolescence : «En fait, cette cinéaste n’était pas polonaise, mais allemande, et son prénom était plutôt roumain : Mariella. Je me demande en quoi elle a eu besoin des droits sur mon roman alors que les personnages des deux films d’animation que j’ai vus étaient des silhouettes conventionnelles munies de petits trous ou de broches en guise de sexe.» Alors, fasciste ? «Je lui dis que non, je n’étais pas fasciste. Chez eux, en Allemagne, tout était comme jadis, les gauchistes se jetaient sur les fascistes, lesquels s’en prenaient aux Turcs et le gros Helmut Kohl ou ses successeurs se réjouissent en s’esclaffant de ces querelles intestines.»

Mascotte. Le naturel énergétique de Limonov. Sa forfanterie burlesque et réjouissante : «Mon conseil : choyez votre mégalomanie ! Cultivez ce qui vous distingue des autres. Evitez la contagion de l’ennui.» Son côté grand frère croque-mitaine, terrible et admirable, allant son chemin que vous le suiviez ou pas. Cette manière d’écrire comme on vit - comme on vit, quand on s’appelle Limonov. Une légende in progress : «D’instinct, avec ma truffe canine, j’avais compris que, de tous les sujets du monde, les sujets essentiels sont la guerre et les femmes (la pute et le soldat). J’ai compris que le genre le plus moderne est la biographie. C’est ainsi que j’ai suivi mon chemin. Mes livres, c’est ma biographie : dans le genre "vie des hommes illustres".» Il a compris ça avant, mieux que les autres. C’est cela, le Livre de l’eau : le livre des souvenirs au fil de l’eau, mers, fleuves, rivières, lacs, ruisseaux, fontaines. Donc celui des amis, des femmes, des aventures - mi Huck Finn, mi Che Guevara, flottant sur des femmes qu’il appelle «ma petite planche à pain». Ce n’est pas son seul inédit en français, mais c’est l’un de ses meilleurs livres. Il a été écrit en 2001, dans la prison de Lefortovo, où Poutine l’avait collé. Né en 1943, Limonov a été voyou à Kharkiv dans les années 50, poète à la cloche de bois en URSS puis Amérique dans les années 70, éphémère mascotte contre-culturelle dans le Paris du Palace, soutien actif des Serbes de Bosnie, nostalgique de l’URSS, contre ce qui est pour et pour ce qui est contre. Pendant vingt ans, les éditeurs l’ont trouvé infréquentable et l’Etat russe l’a régulièrement engeôlé. En France, il devient célèbre en 2011 grâce à Limonov, le livre qu’Emmanuel Carrère lui a consacré. Mais si le grand public a lu Limonov, il n’a toujours pas lu ses livres - comme ces étudiants qui, plutôt que de lire l’Education sentimentale, lisent des résumés, des analyses de l’Education sentimentale. Ses meilleurs romans autobiographiques ont été réédités dans la foulée du succès de Carrère. Chez Flammarion, Le poète russe préfère les grands nègres, Histoire de son serviteur. Chez Albin Michel, Journal d’un raté, le Petit Salaud, Autoportrait d’un bandit dans son adolescence.Le Livre de l’eau est l’herbier aquatique d’où ces agrandissements romanesques sont tirés. Mais, et c’est important, il a été écrit en prison et après eux. C’est donc une suite de remontées vers les sources : vignettes sans ordre et sans limite, comme la vie, d’une vie bien remplie. Carrère en a assez bien parlé pour qu’on le laisse faire ici une partie du boulot : Limonov «aurait pu, comme Georges Perec, dresser la liste des lits où il avait dormi, comme Dom Juan celle des femmes avec qui il avait couché, ou encore, en bon dandy, raconter l’histoire de quelques-uns de ses habits. Il a choisi les eaux […]. Il se rappelle ses promenades le long de la Seine, au temps où il vivait à Paris ; les sirènes des bateaux qu’il voyait se croiser sur l’Hudson, de sa fenêtre chez le milliardaire Steven ; une fontaine, à New York, où il s’est baigné ivre et a perdu ses verres de contact ; la côte bretonne avec Jean-Edern Hallier et la plage d’Ostie, près de Rome, où il est allé avec Elena quelques mois avant que Pasolini ne s’y fasse assassiner.» A Ostie, écrit Limonov, Elena r egarde la «bande d’eau grise et morne», et dit : «C’est ça, l’illustre mer Méditerranée sillonnée par les trirèmes ?» «Oui, concédai-je avec regret. C’est un fait qu’elle n’est pas à la hauteur.» Plus tard, «je m’enhardis jusqu’à enlever les chaussures pour y tremper les pieds. J’aurais même pu me baigner, l’eau n’était pas si froide. Mais je n’en ai pas eu envie parce que la mer ne me plaisait pas» . Les légendes ? Le paysage et les hommes doivent les mériter. Sinon, elles ne valent qu’un bain de pieds.

Pouls.Le Livre de l’eau rappelle que son auteur est toujours meilleur et pire que ses admirateurs, meilleur parce que pire. Il les surclasse, ils le savent. Il est leur loup blanc, leur ligne brisée d’horizon. Rien ne donne mieux le pouls de ses souvenirs que son résumé des premières années à Paris. Elles «furent d’abord désordonnées. Ce ne fut qu’au bout de quatre ans que je fis le tri dans la foule qui m’entourait : bobos, anarchistes, alcooliques, homos et lesbiennes, dealers, mères de famille nombreuse et prostituées. J’ai même couché en même temps avec Anne, la rédactrice d’une revue porno, et son adjointe, Carole. Il n’y avait personne pour me surveiller […]. Vers 1982, j’étais devenu parfaitement amoral, ce dont je me réjouissais. Plus tard, j’ai retrouvé des valeurs morales, et je le regrette.» L’époque qui le célèbre enfin, la nôtre, est assez normée pour ne pas se sentir menacée par tout ce qu’il incarne.

Récemment, Limonov a soutenu la Russie en Ukraine. L’Occident démocratique ? «Il y a longtemps qu’Allemands, Français et Américains ne sont plus remplis d’énergie, écrivait-il dans le Livre de l’eau.La vie les a quittés. L’avenir appartient à toute sorte de Talibans, de Turcs, il suffit de voir comment ils bourrent la gueule aux Kurdes, à toute cette foule déplaisante, sauvage et incompréhensible aux yeux des Européens, de personnages suspects.» Limonov est assez proche d’eux pour les comprendre, tous ces violents, ces pouilleux, et assez proche de nous pour savoir les restituer. Le grand écrivain picaresque, c’est lui.

Philippe LANÇON

Edward LimonovLe livre de l’eau Traduit du russe par Michel Secinski. Bartillat, 292 pp., 20 €.