Pascal savant à la tour Saint-Jacques, les amours de Diderot au Palais-Royal, Simone de Beauvoir dans un bar, le jeune Sartre au cinéma, Foucault à son balcon, Althusser rue d’Ulm : autant de philosophes associés à des lieux symboliques de Paris dans ce livre de déambulations. Partant des endroits où la philosophie se pratique traditionnellement, Sorbonne, École normale supérieure, « khâgnes » des grands lycées, on se dirige vers des lieux plus inattendus où s’invente une philosophie hors-les-murs.
Avec humour, on y voyage à travers le temps, d’Abélard à Paul Ricœur, de Descartes à Simone Weil, sans oublier les philosophes étrangers de passage à Paris, comme Hegel ou Heidegger.
Paris philosophe offre un autre regard sur Paris, un autre regard sur la philosophie.
Jean Lacoste, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, docteur ès études germaniques, est également traducteur de Goethe, Nietzsche et Walter Benjamin.
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Jean Lacoste propose une flânerie initiatique qui recense les lieux de la capitale où d’illustres penseurs ont un temps élu domicile.
Il y vient pour la première fois en mai 1731 : «Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyoit que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des chartiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanne et de vieux chapeaux.» Rousseau n’aime pas Paris. Il s’est installé avec Thérèse Levasseur dans une mansarde, rue des Petits-Champs, au 57, puis au 4e étage de l’hôtel du Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré (aujourd’hui partie sud de la rue… Jean-Jacques-Rousseau), ensuite rue Plâtrière, non loin de la grande poste du Louvre… Mais, pour l’«habitation de cette capitale», il garde un «secret dégoût». Descartes aussi, d’ailleurs. Venu de La Haye-en-Touraine, village d’Indre-et-Loire rebaptisé Descartes, le philosophe qui incarne l’esprit français se trouve mal à aise à Paris. Il loge rue du Four, rue des Ecouffes, dans le Marais, et au 14 de la rue Rollin, fréquente quelques salons littéraires, rend visite, en compagnie du physicien Gilles Personne de Roberval (l’inventeur de la balance), à «un jeune savant fort malade», Blaise Pascal, qui essaie de les convaincre de l’existence du vide (sans succès : en repartant, «ils se chantèrent goguette»). L’auteur de Méditations métaphysiques craint quelque peu les aristotéliciens de la Sorbonne et les jésuites du collège d’Harcourt, et ne supporte pas l’air parisien, qui le dispose «à concevoir des chimères au lieu de pensées de philosophes».
Nul n’a encore pensé à organiser un Paris City Tour, avec un bus touristique qui ferait halte dans les lieux fréquentés par les philosophes, combinant visite de la capitale et présentation des grandes pensées. Aussi trouvera-t-on très heureuse l’idée qu’a eue Jean Lacoste - spécialiste de philosophie allemande, traducteur de Goethe, Nietzsche et Walter Benjamin - de proposer, sans ordre ni souci de «tout montrer», des «déambulations mentales» à travers le Paris des philosophes, qui sont autant de portraits, ou d’esquisses, de penseurs et de quartiers, disparus ou non, de la capitale.
Suivons Pascal. Aux yeux d’un Parisien, il est celui qui a eu l’«intuition de lancer un réseau de transports en commun, les "carrosses à cinq sols", dont on inaugura en 1662 la première des cinq lignes, Luxembourg-Porte Saint-Antoine». Il a habité rue Beaubourg, une maison du 54 de la rue Monsieur-le-Prince, et, avec sa sœur Gilberte, rue du Cardinal-Lemoine, au 67. Mais son nom est associé à Port-Royal. Au début du XVIIe siècle, «Port-Royal est une abbaye "aux champs", dans la vallée de Chevreuse», dont la jeune abbesse est mère Angélique, Jacqueline Arnaud. Ce n’est qu’en 1626 que les religieuses s’installent sur un terrain du faubourg Saint-Jacques : Port-Royal de Paris, «foyer de jansénisme, en butte à la persécution du pouvoir et à la haine des jésuites». De «sévères bâtiments subsistent encore : cloître, chapelle, salle capitulaire. L’abbaye, prison sous la Terreur, est devenue au début du XIXe siècle une maternité». En passant devant, on ne se souvient plus guère de la polémique des Provinciales… Si on descend le boulevard Saint-Michel, et qu’on traverse la Seine pour se rendre à Châtelet, on retrouve Pascal : certes, l’église Saint-Jacques-la-Boucherie a été détruite, mais reste son clocher, la tour Saint-Jacques, où, le 19 septembre 1648, l’auteur des Pensées met en évidence «les variations de la pesanteur de l’air, du "poids" de l’air, en fonction de l’altitude», découvrant ainsi (avec Torricelli) la pression atmosphérique.
Avant de revenir rive gauche, on se dirige vers Notre-Dame et l’Ile de la Cité. Au 1, quai aux Fleurs, premier étage, se trouve l’appartement de Vladimir Jankélévitch. Durant la Seconde Guerre mondiale, comme celui que son père, le docteur Jankélevitch (traducteur de Freud) occupait rue de Rennes, il fut confisqué, vidé de ses meubles et de ses livres. Professeur à la faculté de Lille, Jankélévitch avait déjà publié son Bergson : mobilisé en 1939, «blessé à Mantes assez rudement», révoqué de son poste par l’effet des lois raciales de Vichy, il s’était réfugié à Toulouse, et participait à la Résistance avec Jean Cassou, l’historien d’art, son beau-frère. Quelques mètres plus loin, au 9 du quai aux Fleurs, «deux petits bustes au linteau d’une porte cochère» rappellent «la tragique et édifiante histoire de "la très sage Héloïse"», pour qui, écrit Villon, «fut châtré, puis moine/ Pierre Abélard à Saint-Denis».
Bottes de foin
A suivre Diderot, on parcourrait tout Paris. Ses deux pôles préférentiels sont cependant le Quartier latin, «avec ses librairies», et le Palais-Royal, «avec ses galanteries». Si on tient à rencontrer le maximum de penseurs, il vaut mieux se diriger vers le premier, en passant par le Petit-Pont. La philosophie, pour ainsi dire, y est née au Moyen Age, au moment où «le besoin intellectuel et social se fit sentir d’une organisation plus autonome, moins dépendante de l’évêque : ce sera l’université, l’universitas magistrorum et scholarium Parisiensis, l’"association des maîtres et des écoliers de Paris"». Abélard fut l’un des premiers à y enseigner la dialectique, devant d’«innombrables étudiants (3000 ! dit-on)». Entre la Montagne Sainte-Geneviève, la place Maubert et la rue Monge, les «maîtres», d’Albert le Grand à Thomas d’Aquin, dispensent les cours «à l’air libre, au coin des rues», et les auditeurs, par «humilité»,sont assis par terre ou sur des bottes de foin (d’où le nom de la rue du Fouarre, du «foin»). Mais les flâneries dans le Paris de la philosophie - initiations malicieuses à quelques pensées d’hier et d’aujourd’hui - sont innombrables : Jean Lacoste invite, au gré des rencontres, à s’arrêter chez Althusser, rue d’Ulm, à suivre Simone de Beauvoir, de café en café, Simone Weil, du bel immeuble de la rue Auguste-Comte à l’usine Alsthom de la rue Lecourbe, Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Sartre, Foucault, rue de Vaugirard, Deleuze à Vincennes, Jean Wahl au Collège philosophique, rue de Rennes, Voltaire, quai Voltaire - et même Hegel et Heidegger, de passage dans la capitale ! L’appétit de la philosophie vient peut-être en déambulant… Aristote n’a-t-il pas fondé l’école ambulatoire, péripatéticienne ?
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