Cette autobiographie est considérée par beaucoup comme un des meilleurs livres d'Edward Limonov, à commencer par Emmanuel Carrère. À partir de souvenirs géographiques organisés autour du thème de l'eau, Limonov raconte en détail ses rencontres, ses aventures, ses engagements à travers la Russie, l'Ukraine, l'Europe, l'Amérique. Chaque partie est organisée selon un thème : les mers (Océan Atlantique, Pacifique, Méditerranée, Mer Noire…), les fleuves (Don, Volga, Danube, Tibre, Seine, Hudson…), les lacs, lagunes, étangs, (Gueorguievsk, Transnistrie…), les fontaines (Rome, jardin du Luxembourg), les saunas et bains publics. Le livre s'achève sur une tempête à Moscou. La chronologie est brouillée : Limonov circule librement dans les méandres de ses souvenirs. Il s'y livre comme dans aucune autre œuvre – sans doute parce que ce livre a été écrit en prison au début des années 2000. On comprend mieux le sens de ses engagements et l'orientation qu'il a voulu donner à sa vie en empruntant des chemins héroïques. À sa manière, rebelle et fougueuse, Limonov est un Russe citoyen du monde qui a connu deux grandes passions : la guerre et les femmes. Ce livre complète le portrait qu'en a fait Emmanuel Carrère, en présentant le regard de l'auteur sur lui-même. Une grande leçon de vie.
Cette autobiographie est considérée par beaucoup comme un des meilleurs livres d'Edward Limonov, à commencer par Emmanuel Carrère. À partir de souvenirs géographiques organisés autour du thème de l'eau, Limonov raconte en détail ses rencontres, ses aventures, ses engagements à travers la Russie, l'Ukraine, l'Europe, l'Amérique. Chaque partie est organisée selon un thème : les mers (Océan Atlantique, Pacifique, Méditerranée, Mer Noire…), les fleuves (Don, Volga, Danube, Tibre, Seine, Hudson…), les lacs, lagunes, étangs, (Gueorguievsk, Transnistrie…), les fontaines (Rome, jardin du Luxembourg), les saunas et bains publics. Le livre s'achève sur une tempête à Moscou. La chronologie est brouillée : Limonov circule librement dans les méandres de ses souvenirs. Il s'y livre comme dans aucune autre œuvre – sans doute parce que ce livre a été écrit en prison au début des années 2000. On comprend mieux le sens de ses engagements et l'orientation qu'il a voulu donner à sa vie en empruntant des chemins héroïques. À sa manière, rebelle et fougueuse, Limonov est un Russe citoyen du monde qui a connu deux grandes passions : la guerre et les femmes. Ce livre complète le portrait qu'en a fait Emmanuel Carrère, en présentant le regard de l'auteur sur lui-même. Une grande leçon de vie.
Article Frédéric Beigbeder, Le Figaro Magazine, 29 août 2014
LIMONOV SE JETTE à L'EAU
Enfermé pendant 3 ans à la prison de Lefortovo, Edward Limonov a trouvé un moyen de tuer le temps : se souvenir de tous les plongeons de sa vie.
En 1972, il s'était fait le serment de se baigner dans toutes les mers, les fleuves, les lacs, les fontaines et les pluies qu'il rencontrerait. C'est à notre connaissance son seul point commun avec Jean d'Ormesson.
Publié en Russie, il y a douze ans, le Livre de l'eau est supposé réunir toutes ses impressions aquatiques.
En réalité, Limonov parle surtout des femmes qu'il a connues et des guerres qu'il a vécues. C'est normal pour un prisonnier, de ne penser qu'au sexe et à la violence.
Emmanuel Carrère pense que c'est son meilleur livre depuis le Journal d'un raté : n'ayant lu que ces deux-là, je ne peux pas juger, mais il est exact qu'on y retrouve son phrasé sarcastique, l'obsession des femmes belles et méchantes, les anchois, la vodka...
Edward Limonov est une sorte de Henry Miller russe. C'est toujours une bénédiction quand un personnage de roman écrit un livre : au moins, il se passe des choses.
Bien qu'amateur de liquide, Limonov est imbuvable. Apôtre du national-bolchevisme, il parvient à condenser deux barbaries en une seule. IL est vantard, amoral, mythomane, égocentrique et phallocrate.
Pourquoi est-ce que je jubile autant en le lisant ? Serais-je devenu moi aussi un facho stalinien ? (Ici le doux frisson de la rébellion traverse mon salon bourgeois.)
Carrère l'avait compris dans son portrait couronné du Renaudot il y a trois ans : Limonov aime la révolution parce que c'est un romantique. Comme Louis-Ferdinand Céline, il a politiquement tort mais littérairement raison.
Je me souviens d'une réunion de L'Idiot International, place des Vosges, chez Jean-Edern Hallier, où Patrick Besson et lui se disputaient autour d'un plat de spaghetti à la vodka. Il était impossible de croire une seule seconde que ce sosie de Léon Trotski était autre chose qu'un sympathique hurluberlu. Ensuite il a écrit sur Poutine, bien avant les autres, ce que tout le monde dit maintenant.
Rien n'est plus délectable que de feuilleter, confortablement assis dans un canapé, l'album de cet érotomane soviétique en quête de pureté dangereuse.
Il n'y a que lui pour comparer l'odeur de la mer après une tempête à "celle d'un tonneau de concombres salés".
Une phrase résume joliment sa vie : "Je ne suis qu'un petit gars qui a quelques lettres, un poète, un jeune qui a besoin d'élargir son horizon, de rencontrer de belles princesses, des monstres, des moulins à vent ou des pales d'acier qui lui couperaient les mains".
Frédéric Beigbeder
Article Philippe Lançon, Libération, 10 septembre 2014
Limonov dans les bas-fonds
Dans «le Livre de l'eau», Edward Limonov évoque ses premières années à Paris (Photo Jose Maria Cuellar. Flickr)
CRITIQUE
Autobiographie picaresque au fil de l’eau, d’une fontaine new-yorkaise à la plage d’Ostie.
«But you are not a fascist, aren’t you ?» Un jour, à Moscou, la question est posée à Edward (ou Edouard, ça dépend des éditeurs) Limonov, écrivain, aventurier et homme politique russe, par une admiratrice. Lisa, amie de Limonov, une adolescente punk, est là et file comme un chat : «Il faisait froid ce jour-là et le bout du nez de Lisa avait rougi. Elle n’aimait pas les temps qui font rougir le nez et c’est peut-être pour cela qu’elle s’était éloignée aussi vite.» Lisa : «Même quand elle se réveillait après une beuverie et qu’elle se cherchait une cigarette, le cordon de ses sourcils, ses mirettes gardaient leur fraîcheur.» Avec elle, Limonov boit, écoute Piaf : «Nous nous sommes abondamment embrassés, Lisa et moi. Ensuite, nous sommes allés chez moi. Nous avons encore bu. Elle s’apprêtait à partir. Je l’ai battue. Il y avait du sang même sur les rideaux. Parce que ça ne se fait pas.» Il y a du sang, des militaires virils, des nymphettes furieuses à «minou»et une Anglaise dont le sexesent«le chien mouillé» dans le Livre de l’eau. Et on aime ça, car Limonov sait écrire comme personne sur tout ce qui ne se fait pas.
Fasciste, le fondateur du Parti national bolchevique ? Comme tant d’autres, l’admiratrice voudrait aller au bordel avec lui, mais en sortir propre, légère comme un touriste, enrichie comme un producteur. C’est une «artiste polonaise qui faisait des dessins animés». De lui, elle veut adapter Autoportrait d’un bandit dans son adolescence : «En fait, cette cinéaste n’était pas polonaise, mais allemande, et son prénom était plutôt roumain : Mariella. Je me demande en quoi elle a eu besoin des droits sur mon roman alors que les personnages des deux films d’animation que j’ai vus étaient des silhouettes conventionnelles munies de petits trous ou de broches en guise de sexe.» Alors, fasciste ? «Je lui dis que non, je n’étais pas fasciste. Chez eux, en Allemagne, tout était comme jadis, les gauchistes se jetaient sur les fascistes, lesquels s’en prenaient aux Turcs et le gros Helmut Kohl ou ses successeurs se réjouissent en s’esclaffant de ces querelles intestines.»
Mascotte. Le naturel énergétique de Limonov. Sa forfanterie burlesque et réjouissante : «Mon conseil : choyez votre mégalomanie ! Cultivez ce qui vous distingue des autres. Evitez la contagion de l’ennui.» Son côté grand frère croque-mitaine, terrible et admirable, allant son chemin que vous le suiviez ou pas. Cette manière d’écrire comme on vit - comme on vit, quand on s’appelle Limonov. Une légende in progress : «D’instinct, avec ma truffe canine, j’avais compris que, de tous les sujets du monde, les sujets essentiels sont la guerre et les femmes (la pute et le soldat). J’ai compris que le genre le plus moderne est la biographie. C’est ainsi que j’ai suivi mon chemin. Mes livres, c’est ma biographie : dans le genre "vie des hommes illustres".» Il a compris ça avant, mieux que les autres. C’est cela, le Livre de l’eau : le livre des souvenirs au fil de l’eau, mers, fleuves, rivières, lacs, ruisseaux, fontaines. Donc celui des amis, des femmes, des aventures - mi Huck Finn, mi Che Guevara, flottant sur des femmes qu’il appelle «ma petite planche à pain». Ce n’est pas son seul inédit en français, mais c’est l’un de ses meilleurs livres. Il a été écrit en 2001, dans la prison de Lefortovo, où Poutine l’avait collé. Né en 1943, Limonov a été voyou à Kharkiv dans les années 50, poète à la cloche de bois en URSS puis Amérique dans les années 70, éphémère mascotte contre-culturelle dans le Paris du Palace, soutien actif des Serbes de Bosnie, nostalgique de l’URSS, contre ce qui est pour et pour ce qui est contre. Pendant vingt ans, les éditeurs l’ont trouvé infréquentable et l’Etat russe l’a régulièrement engeôlé. En France, il devient célèbre en 2011 grâce à Limonov, le livre qu’Emmanuel Carrère lui a consacré. Mais si le grand public a lu Limonov, il n’a toujours pas lu ses livres - comme ces étudiants qui, plutôt que de lire l’Education sentimentale, lisent des résumés, des analyses de l’Education sentimentale. Ses meilleurs romans autobiographiques ont été réédités dans la foulée du succès de Carrère. Chez Flammarion, Le poète russe préfère les grands nègres, Histoire de son serviteur. Chez Albin Michel, Journal d’un raté, le Petit Salaud, Autoportrait d’un bandit dans son adolescence.Le Livre de l’eau est l’herbier aquatique d’où ces agrandissements romanesques sont tirés. Mais, et c’est important, il a été écrit en prison et après eux. C’est donc une suite de remontées vers les sources : vignettes sans ordre et sans limite, comme la vie, d’une vie bien remplie. Carrère en a assez bien parlé pour qu’on le laisse faire ici une partie du boulot : Limonov «aurait pu, comme Georges Perec, dresser la liste des lits où il avait dormi, comme Dom Juan celle des femmes avec qui il avait couché, ou encore, en bon dandy, raconter l’histoire de quelques-uns de ses habits. Il a choisi les eaux […]. Il se rappelle ses promenades le long de la Seine, au temps où il vivait à Paris ; les sirènes des bateaux qu’il voyait se croiser sur l’Hudson, de sa fenêtre chez le milliardaire Steven ; une fontaine, à New York, où il s’est baigné ivre et a perdu ses verres de contact ; la côte bretonne avec Jean-Edern Hallier et la plage d’Ostie, près de Rome, où il est allé avec Elena quelques mois avant que Pasolini ne s’y fasse assassiner.» A Ostie, écrit Limonov, Elena r egarde la «bande d’eau grise et morne», et dit : «C’est ça, l’illustre mer Méditerranée sillonnée par les trirèmes ?» «Oui, concédai-je avec regret. C’est un fait qu’elle n’est pas à la hauteur.» Plus tard, «je m’enhardis jusqu’à enlever les chaussures pour y tremper les pieds. J’aurais même pu me baigner, l’eau n’était pas si froide. Mais je n’en ai pas eu envie parce que la mer ne me plaisait pas» . Les légendes ? Le paysage et les hommes doivent les mériter. Sinon, elles ne valent qu’un bain de pieds.
Pouls.Le Livre de l’eau rappelle que son auteur est toujours meilleur et pire que ses admirateurs, meilleur parce que pire. Il les surclasse, ils le savent. Il est leur loup blanc, leur ligne brisée d’horizon. Rien ne donne mieux le pouls de ses souvenirs que son résumé des premières années à Paris. Elles «furent d’abord désordonnées. Ce ne fut qu’au bout de quatre ans que je fis le tri dans la foule qui m’entourait : bobos, anarchistes, alcooliques, homos et lesbiennes, dealers, mères de famille nombreuse et prostituées. J’ai même couché en même temps avec Anne, la rédactrice d’une revue porno, et son adjointe, Carole. Il n’y avait personne pour me surveiller […]. Vers 1982, j’étais devenu parfaitement amoral, ce dont je me réjouissais. Plus tard, j’ai retrouvé des valeurs morales, et je le regrette.» L’époque qui le célèbre enfin, la nôtre, est assez normée pour ne pas se sentir menacée par tout ce qu’il incarne.
Récemment, Limonov a soutenu la Russie en Ukraine. L’Occident démocratique ? «Il y a longtemps qu’Allemands, Français et Américains ne sont plus remplis d’énergie, écrivait-il dans le Livre de l’eau.La vie les a quittés. L’avenir appartient à toute sorte de Talibans, de Turcs, il suffit de voir comment ils bourrent la gueule aux Kurdes, à toute cette foule déplaisante, sauvage et incompréhensible aux yeux des Européens, de personnages suspects.» Limonov est assez proche d’eux pour les comprendre, tous ces violents, ces pouilleux, et assez proche de nous pour savoir les restituer. Le grand écrivain picaresque, c’est lui.
Philippe LANÇON
Edward LimonovLe livre de l’eau Traduit du russe par Michel Secinski. Bartillat, 292 pp., 20 €.
Article de Thierry Clermont dans Le Figaro littéraire, 25 septembre 2014.
Édouard Limonov, poète en eau vive
Dans le récit de sa captivité, Édouard Limonov notait, avec lucidité, tout en évoquant les Mémoires d'un révolutionnaire du prince Kropotkine: «La prison absorbe tous nos sucs et nous déforme. Ces murs de béton se nourrissent de notre chair*.» Au printemps 2001, le poète russe et quelques compagnons sont piégés au fin fond de l'Altaï, accusés de complot contre l'État. Bien évidemment, l'affaire est montée de toutes pièces ; l'opposant Limonov, créateur du Parti national-bolchevique, encourt une peine de vingt ans de prison. C'est là que commence le livre de ses mémoires, baptisé Le Livre de l'eau. Disons-le d'emblée, une de ses plus grandes proses, aux côtés du Poète russe préfère les grands nègres et du Journal d'un raté.
Au seuil de la soixantaine, alors qu'il est à l'isolement dans la prison moscovite de Lefortovo pour quinze mois, Limonov déroule un demi-siècle d'une vie cahoteuse et lumineuse, depuis son enfance en Ukraine jusqu'à son retour dans une Russie décomposée et corrompue, après s'être engagé auprès des troupes serbes dans l'ex-Yougoslavie. Sa vie d'homme et d'écrivain, il l'a découpée géographiquement et non pas chronologiquement, au fil de l'eau. Les principaux chapitres ont pour noms: «Mers», «Fleuves et rivières», «Lacs, lagunes, étangs», «Saunas et banias»… Comme il le dit: «On peut lire ces souvenirs à partir de n'importe quelle page et dans n'importe quel sens.Ils baignent dans l'éternité, ils n'ont pas besoin d'étendue dès lors qu'ils baignent dans une solution de perpétuité.»
D'une plume vive, nerveuse, Limonov nous mène de la mer Noire («beuglante et humide, abondamment verte et salée») à New York, où l'ancien ouvrier métallo débarque à 32 ans, en passant par Venise, Sotchi, la Volga, le Danube et la Tamise («monotone comme un tuyau d'arrosage»), un lac du Tadjikistan, Venice Beach, où il rencontre sa future femme, la chanteuse Natalia… Natalia et les autres: Anna, Betsy, Maggie, Lisa, Nastya la jeune punkette…
«Évitez la contagion de l'ennui»
Sans doute, les plus belles pages de celui qui se considère comme «l'auteur des meilleurs livres de la contre-culture occidentale» sont inspirées par Paris, où il vécut une quinzaine d'années: «J'ai vécu sur les rives de la Seine des centaines de jours heureux, versatiles comme des mirages.» Ici ou là, «l'écrivain engagé» («struggling writer», comme il le dit) se lâche et s'emporte. Ainsi, alors qu'il est sur les rives du Dniestr, dans le viseur d'un sniper: «Ce qui me plaît dans la démence de la guerre, c'est que chacun se la pète devant les autres et à soi-même.» De ses années américaines, il nous rapporte ce conseil: «Choyez votre mégalomanie! Cultivez ce qui vous distingue des autres. Évitez la contagion de l'ennui», après avoir précisé: «Ce fut des années troubles mais joyeuses où je vivais avec une pléthore de femelles.» Ses emportements ne sont pas que verbaux. Lors d'une soirée à Budapest, il fracasse une bouteille de Champagne sur le crâne d'un écrivain anglais qui avait insulté la Russie…
Dans sa préface à cette autobiographie, dont Emmanuel Carrère s'était largement inspiré, l'amoureux des femmes et de la guerre nous avait prévenus: «Comme mes tropismes ont toujours été doubles (car, dès le plus jeune âge, j'ai joué les Don Juan ou les Casanova tout en envisageant une carrière de soldat et de révolutionnaire à l'image de Bakounine et de Che Guevara), il en résulte aussi une œuvre double, compromis entre le Journal de Bolivie du Che et les Mémoires de Casanova.»
* Mes Prisons, traduit du russe par Antonina Roubichou-Stretz, Actes Sud, 2009.
Le livre de l'eau, d'Édouard Limonov, traduit du russe par Michel Secinski, Bartillat, 288 p., 20 €.
Blog Bernard Morlino 11 septembre 2014
Le livre de l’eau, d’Edward Limonov (Bartillat)
Dans sa préface, Edward Limovov nous avertit qu’il aurait pu titrer ce livre de 2002, Le livre du temps. Celui qui passe et qui ne revient plus. L’eau aussi passe et on a le sentiment qu’elle ne s’arrête jamais alors que ce n’est jamais la même. L’eau convient mieux à ce livre. L’eau c’est le symbole de l’amour.
Bien sûr, Limovov s’aime beaucoup. Il faut beaucoup s’aimer pour aligner tant de mots, certain qu’ils vont passionner des gens. Tous les grands désespérés s’aiment beaucoup. Heureusement, Limovov aime aussi les gens, ses contemporains qu’il scrute comme un entomologiste. Tous les jours, où qu’il soit, il se brûle le regard au contact des autres.
« J’ai compris que le genre le plus moderne est la biographie. C’est ainsi que j’ai suivi mon chemin. Mes livres, c’est ma biographie : dans le genre “vies des hommes illustres” ». On ne peut pas être plus clair. Limonov a souvent risqué sa vie : ce n’est pas un auteur de salon littéraire qui parade sans cesse à la télé dans des émissions débiles.
De l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau. On s’y noierait tant il y en a. A bien y réfléchir c’est bien logique puisque la surface de la terre est pleine d’eau. Sans eau, on ne ferait pas de vieux os. Il serait fastidieux de citer tous les endroits visités par l’écrivain, grand voyageur. Où qu’il aille, il voit toujours avec ses mêmes yeux comme Henri Cartier-Bresson faisait du HCB, à Paris comme en Inde.
Du Limonov c’est quoi ? Mieux qu’une caméra, il décode l’invisible, toujours avec un humour froid. A propos du bassin central situé dans les jardins du Luxembourg, il note : « si vous y allez et que vous cherchiez mon reflet dans l’eau, je suis sûr que vous le trouverez ». L’eau encore l’eau toujours l’eau. Tout le livre est une suite d’instantanés pris sur le vif. Ses anciennes visions remontent à la surface de la vie. Limonov parle de biographie. Oui, de biographie transcendée grâce à la littérature. Les chapitres de cet herbier maritime forment une suite d’autoportraits, plus Bacon que Rembrandt.
-Le livre de l’eau, d’Edward Limonov. Traduit du russe par Michel Secinski. Bartillat, 287 p. , 20 €
Chronique de Christian Montaignac, paru dans Service littéraire et sur le site Atlantico.com, décembre 2014
Nous devons à Emmanuel Carrère, qu’il fait bon suivre hors de son dernier exercice d’étouffe-chrétien, d’avoir découvert Limonov. Son récit biographique, publié en 2011, était à déguster sans modération, à descendre, à dévaler. Plein assuré, le tout sans autre raison qu’une rencontre avec un invraisemblable personnage, il s’agissait de savoir si l’on attendrait de se dégriser ou si l’on en reprendrait. La dépendance guettait, elle vient de frapper. Il a suffi de la goutte d’ironie contenue dans un titre, “Le livre de l’eau”, pour, désolé, replonger.
Goût de pomme ou pas, c’est du brutal. Mais pas seulement, il y a du sentiment coulé dedans. D’accord, l’iconographie de bonne compagnie se passera de lui. Limonov est moins recommandable qu’Hemingway, Edouard le Terrible ne sera jamais Tonton Ernest. Né en 1943 avec le chaos, il passera sa vie à le chercher, à le provoquer. Et, de Manhattan à Sarajevo, de Paris à Moscou, dandy ou voyou, clochard ou maître d’hôtel, toujours canaille, il restera dans la quête permanente de la transgression, de la provocation. Pour cet Ukrainien embastillé par Poutine et qui soutient, à présent, la Russie, il en va du sexe comme de l’idéologie, tous les coups sont permis, qui déteste me suit. À l’arrivée, mais rien n’est fini, d’une foi et d’une loi à l’autre, les siennes et sans vergogne, quel écrivain les amis ! Si vous en doutez, offrez-vous “Le livre de l’eau” comme une grosse pinte d’un alcool rare. Et, désolé pour les voisins, inscrivez au fronton de votre pavillon le conseil de l’auteur haïssable : « Choyez votre mégalomanie, cultivez ce qui vous distingue des autres, évitez la contagion de l’ennui ». Lisez-le surtout, il vous en restera un certain goût car le bonhomme écrit comme personne.
Né en prison après ses romans inclassables comme “Le poète russe préfère les grands nègres”, “Le Petit Salaud”, “Autoportrait d’un bandit dans son adolescence”, sans oublier “Journal d’un raté”, “Le livre de l’eau” est la remontée aux sources d’un néo-punk nationaliste, allumé de première, illuminé de toutes les causes. Tour à tour rocambolesque et odieux, ce pirate de notre temps est un époustouflant créateur d’images. Au fil de toutes les eaux, lacs, fleuves, fontaines, mers, ruisseaux, il flotte d’une aventure à l’autre, poète sanglant, chien écorché, chat battu, instinct roi, repoussant et fascinant. N’en jetez plus, cet affreux, sale et méchant à plus d’un titre dérive et nous emporte. Toute comparaison avec les maîtres russes serait superflue. L’amoral de l’histoire c’est lui, Limonov, ce pseudonyme qu’il s’est choisi, en référence au citron qui pique et à la grenade qui dégoupille. Une fois ouvert le livre de cet infréquentable, on ne le lâche pas. Garçon, remettez-nous ça !
Le livre de l’eau, d’Edouard Limonov, Bartillat. 292 p., 20 euros.
Le Devoir, 24 janvier 2015.
Lumières russes
Photo: Yuri Kadobnov Agence France-Presse Écrivain et homme politique, leader depuis des années d’un groupuscule extrémiste, le Parti national-bolchevique, Edward Limonov est un provocateur-né. Lettres russes
Le livre de l’eau
Edward Limonov
Traduit du russe par Michel Secinski
Bartillat
Paris, 2014, 300 pages
Bordé d’épinettes enneigées, de bouleaux et d’essaims de petites maisons en bois qui semblent abandonnées, le train file sur les rails vers la mer Baltique. Mais la plupart du temps, à vrai dire, le train ne « file » pas du tout. Prendre un train en Russie, c’est encore voyager dans une capsule où le temps n’a pas tout à fait prise. Parfait pour lire, pour dormir, pour s’évader.
Tandis qu’une lumière oblique s’étend sur la Neva, à Saint-Pétersbourg, à la hauteur du 59e parallèle, plus au nord encore que Kuujjuaq, il est facile de se rapprocher en pensée du XVIIIe siècle et de l’époque des Lumières. L’époque des philosophes français et de la construction de l’ancienne capitale, sortie de marais puants et des rêves fous de Pierre Ier. Celle aussi du despotisme éclairé, une forme d’absolutisme teintée de « principes » cherchant à moderniser rapidement la société.
Catherine II, qui s’était entichée des philosophes et de la philosophie, avait proposé à Diderot en 1762 d’imprimer son Encyclopédie en Russie. Diderot aurait plutôt souhaité faire une nouvelle édition « russe »… Trop dangereux pour le peuple, l’Encyclopédie, mais l’impératrice offrira à l’auteur de Jacques le fataliste, prix de consolation, de lui acheter en viager ses archives et sa bibliothèque. Ainsi, en 1786, deux ans après la mort de Diderot, tous ses livres viendront enrichir les collections de l’Ermitage déjà riches de l’importante bibliothèque de Voltaire (près de 7000 volumes, dont 2000 annotés de sa main), acquise après la mort de l’auteur de Candide.
Mais tout ce qui brille n’est pas or, et les Lumières auront éclairé bien peu de choses : le servage, par exemple, jamais remis en question par Catherine II, s’est au contraire étendu sous son règne.
Les deux collections — celles de Voltaire et de Diderot — se trouvent encore ici, enfouies quelque part dans la Bibliothèque nationale de Russie, à deux pas de la Perspective Nevsky, encore et toujours artère jugulaire de la ville. Mais c’est un parcours du combattant pour espérer y jeter un coup d’oeil…
D’un absolutisme, l’autre
De la Russie impériale à celle de Poutine — qui est aussi celle de 140 millions de Russes, qu’ils le veulent ou non —, il n’y a qu’un pas. L’absolutisme est ici la constante, englués qu’ils sont tous dans un système de corruption d’une telle ampleur qu’il apparaît presque sans issue. Il est plus discret que Catherine II, certes, mais aux yeux de certains analystes, le président russe pourrait bien être l’homme le plus riche d’Europe. Un secret de Polichinelle ? Pas pour tous les Russes, semble-t-il, qui continuent à lui créditer un massif appui populaire tout en continuant à se laisser dépouiller.
On pourrait s’interroger sur l’absence de pragmatisme dans la politique russe, un phénomène qui engendre à répétition depuis 150 ans radicalisme et exclusions, à la source de myriades de formations électorales. Le purisme idéologique commun à de nombreux personnages de Dostoïevski a peut-être fait tache. Cette paralysie « structurelle » s’ajoute à l’apathie chronique des Russes envers la politique, mélange complexe de cynisme envers leurs dirigeants, de fatalisme et d’euphorie consumériste post-soviétique.
Cette absence de pragmatisme semble s’incarner parfaitement, tenez, dans la figure d’Edward Limonov, une sorte d’anarchiste de droite individualiste, façon Max Stirner plutôt que Kropotkine. Écrivain et homme politique, leader depuis des années d’un groupuscule extrémiste, le Parti national-bolchevique, Limonov est un provocateur-né.
Fasciste, punk, anarchiste, conservateur ? Toutes ces réponses semblent bonnes. Mais il suffit de lire en rafale quelques-uns de ses romans (Le poète russe préfère les grands nègres ou Journal d’un raté, Ramsay et Albin Michel) pour s’apercevoir qu’il porte avant tout un intérêt démesuré à sa propre personne. Une sorte de culte de la personnalité soft et sans trop de conséquences.
Culte du moi
Né en 1943 dans une bourgade industrielle près de Nijni Novgorod, le « Citron » semble avoir eu mille vies. Le Limonov d’Emmanuel Carrère (P.O.L), prix Médicis 2011, a contribué à le ressusciter en France et à le faire connaître ailleurs, lui qui avait vu sa réputation ternie après avoir été aperçu aux côtés de Radovan Karadžicć tandis que les miliciens serbes assiégeaient Sarajevo.
Mais il serait dommage de réduire Limonov à une figure d’opposition politique (et morale). Car c’est un écrivain. Un vrai. Immoral, impossible à javelliser, qui continue et devrait continuer à faire ce qu’il sait faire de mieux : de la littérature.
Le voici de retour avec Le livre de l’eau, une sorte d’autobiographie fragmentée écrite en prison après qu’il eut été accusé en 2002 d’avoir préparé une invasion armée du Kazakhstan pour la défense de la population russophone. Un livre dans lequel Carrère a très largement puisé pour réaliser son portrait. « Dès le plus jeune âge, j’ai joué les Don Juan ou les Casanova tout en envisageant une carrière de soldat et de révolutionnaire à l’image de Bakounine et de Che Guevara », avoue cet imprécateur dostoïevskien au karma d’antihéros, « né pour les guerres et les révolutions ».
Limonov honore régulièrement une vieille promesse qu’il s’était faite : celle de se baigner dans toutes les eaux qu’il rencontrerait. Lacs, rivières, baignoires, fontaines publiques, mers et océans servent ainsi de fil conducteur à ce recueil de récits aquatiques où deux motifs se distinguent surtout : les femmes et la guerre. Transnistrie, Serbie, Crimée, Tadjikistan ou New York, les bords de la Seine (il a vécu 14 ans à Paris) ou Venice Beach, en Californie, l’écrivain a beaucoup bougé.
Il a dans Le livre de l’eau sa dégaine habituelle, à la fois franche et mythomane, sans trop d’effets de style, tout en se donnant parfois des airs de vieux sage qui récite son mantra : « Choyez votre mégalomanie ! Cultivez ce qui vous distingue des autres. Évitez la contagion de l’ennui. » Il est plus que fidèle à sa philosophie : « Écoutez, il existe une morale, il y a dans le monde des gens raisonnables, il y a des bureaux et des banques, il y a des lits, dans les lits dorment des hommes et des femmes raisonnables. »
Il est facile de savoir, en le lisant, de quel côté se trouve Limonov. Pour éclairer son chemin aux lumières de la raison, il faudra chercher ailleurs…
, 2012