Chez Chateaubriand, il y a l'Histoire, celle des Anciens, de Rome et de la Grèce. Ce tableau de fond sert à établir des comparaisons : c'est aussi l'évocation d'un monde précédant la Révolution française, et ce rapprochement est unique tant il sert à démontrer le basculement de l'ancien monde vers le nouveau.
Chateaubriand, qui a participé à son époque et à ses mutations, n'oublie pas la grande mémoire des temps, celle qui nous constitue et qui est éternelle. Il la décrit, s'en délecte en fait le cœur de sa mémoire.
Il devient passeur d'une rive à l'autre. Le monde a changé, la Révolution a fait son œuvre, mais sans cesse à travers ses Études historiques, Chateaubriand rassemble les mondes inconciliables, attestant la brisure, mais non la rupture.
Ce texte, paru pour la première fois en 1831 et jamais réimprimé depuis le XIXe siècle, a servi de préface aux Études historiques de Chateaubriand, pan méconnu de son œuvre, et qui se révèle un vibrant plaidoyer en faveur de cette discipline.
Critique | LE MONDE DES LIVRES | 15.09.11 | 10h50 • Mis à jour le 15.09.11 | 10h50
Enlevé, brillant, rapide, bourré d'ellipses et de raccourcis, de coq-à-l'âne et de tête-à-queue, le vif essai que Michel Crépu consacre à François-René de Chateaubriand (1768-1848) enfonce tous les pavés indigestes de la rentrée littéraire.
L'Histoire contre la Sociologie ? Et comment ! Impossible, sinon, de reposer les questions de fond. Celles qui fâchent. Et sur lesquelles les candidats à la présidentielle seraient bien avisés de plancher fissa (plus que huit mois avant le rendu des copies) : "Depuis quand la France est-elle malade d'elle-même à force de surdité ?" Ou encore : "Pourquoi l'histoire contemporaine de la France est-elle l'histoire d'un effondrement dont Chateaubriand est somme toute le premier à détecter la secousse sismique ?" Pour y répondre, les cancres devront évidemment lire Mémoires d'outre-tombe, Génie du christianisme, mais aussi Essai sur les révolutions, De Buonaparte et des Bourbons, De la monarchie selon la Charte, ainsi que les Etudes historiques, dont la prodigieuse préface de 200 pages, présentée par le même Crépu, fait l'objet d'une heureuse réédition (établie par Michel Brix, Bartillat, 224 p., 20 €).
Pas le temps ? On s'en doute. La barbe ? Quelle erreur, écoutez plutôt ça : "Il nous manque une photographie de Chateaubriand. L'aurions-nous, il me semble que la partie à jouer en serait tout autre. Une partie ? Quelle partie ? Il y a donc encore des parties à jouer ? Mais oui. Il est de ces guerres cachées qui se déroulent dans le secret des bibliothèques, dont on ne soupçonne pas l'énormité stratégique. Celle qui fait rage, dans l'ignorance générale, autour du nom de Chateaubriand mérite selon nous une expédition. Il en va aujourd'hui de l'auteur d'Atala comme de l'Afrique au temps de la Croisière noire : quasi une terra incognita (...) tandis que son fantôme hante encore certaines nuits scolaires, sa musique essentielle demeure inaudible."
Faire entendre la "musique essentielle" et sourdre "l'énormité stratégique" de ce "nom " résume en effet l'ambition de cet ondoyant portrait diffracté qui se paie le luxe de traverser au galop un monument dont il ne cite presque rien, comme de ciseler des métaphores pop qui devraient séduire notre époque ignare : l'hôtel de Rambouillet est "le Bus-Palladium des précieux", Juliette Récamier "la Marilyn Monroe de son temps", et "Bonaparte à la Malmaison ressemble aux Rolling Stones de la villa Nellcote : une bande de garçons ayant soumis la belle Italie prennent leurs quartiers dans une somptueuse villa". Cela étant, ce Souvenir du monde vient de loin. D'une passion ancienne pour "l'écrivain le plus intelligent de son siècle", bien sûr. Mais aussi de motifs qui n'avaient été qu'esquissés dans l'un de ses précédents essais, La Confusion des lettres. Déjà, celui que Lautréamont surnommait "le Mohican mélancolique" y occupait une position centrale, résolvant superlativement ce que Crépu qualifiait d'"équation française" et formulait ainsi : "Faire tenir debout un homme dans un paysage, assis à une table, occupé à quelque chose dans le Temps - même pas occupé, seulement saisi dans l'instant, tel que. On laissait cet homme faire connaissance avec lui-même, sa surface, sa profondeur, son énigme claire et fermée. Par là, tenant les dieux et les mythes à bonne distance, on y gagnait en visibilité, c'est-à-dire en nette noirceur ; gaîté, précision." Méditant la singularité d'un pays "se demandant sans cesse quelle est son aventure profonde à travers les livres de ses écrivains", il posait alors l'hypothèse (énoncée aussi par Sollers) d'une littérature française comme "métaphore ininterrompue de l'histoire de France, revenant elle-même à poser la question fondamentale des mémoires".
C'est pourquoi, après avoir expédié l'enfance et le terreau nobiliaire du vicomte ("mépris complet pour la fanfreluche de Versailles"), tordu le cou à son étiquette romantique comme au fameux cliché sur son "drapé", Crépu s'attarde à déchiffrer un destin qui "tend la main à notre présent" : celui d'un homme qui, ayant eu 20 ans en 1789, émigré en Angleterre, voyagé dans l'Amérique de Washington, connu la gloire littéraire, puis un embryon de carrière politico-diplomatique à éclipses et soubresauts jusqu'en 1829, est le seul à avoir tiré une triple leçon littéraire, politique et religieuse de l'expérience révolutionnaire, cette "épreuve qui dure encore secrètement dans les têtes d'aujourd'hui".
De la Révolution, "vérité secrète d'une rupture à comprendre, à ouvrir, à traverser", écrit Crépu, et dont Chateaubriand a dit lui-même qu'elle "s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles : la République, l'Empire et la Restauration", est sorti un "nouveau Montesquieu", le "premier théoricien du processus totalitaire" enseigné par la Terreur jacobine - ainsi qu'un implacable analyste de l'ancienne métaphysique de la grandeur progressivement dégradée dans le monde des "débris" politiques remplaçables qu'inaugurent les Temps modernes. Mais Chateaubriand n'a pas seulement vécu la charnière de l'Ancien régime vers le Nouveau, admirablement saisi les origines de la fin d'un monde et l'énigme de celui qui commençait : il a voulu jeter une passerelle entre la monarchie, le catholicisme et la liberté dont il fut un défenseur acharné. Trop aristocrate et royaliste pour la gauche ; pas assez réac nostalgique pour la droite ("anarchiste" selon Maurras) ; ennemi du despotisme napoléonien comme de l'"ultraïsme" de Charles X, de la médiocrité louis-philipparde, mais aussi du progressisme et de l'égalitarisme, il aura tenu, au fond, tout entier dans ce mot qu'il eut au sujet de Thiers : "Il comprenait tout, hormis la grandeur qui vient de l'ordre moral." Son drame ? "Avoir eu des imbéciles pour amis politiques." Et souffert d'un "délit de sale gueule" : "Trop d'élégance, trop d'intelligence bien-fondée, trop de succès de librairie et avec les femmes, trop de qualités en somme pour qu'on les supporte à l'échelle d'une haute fonction."
Ajoutez que ce "jean-foutre qui avait raison sur les choses graves" s'aimait assez pour préférer le bonheur au reste, choisir "plutôt les ennuis, le déclassement professionnel, que l'aveu d'une défaite sur le front du goût" en se vivant comme "le dernier catholique heureux après la Révolution", vous comprendrez pourquoi rien n'a jamais été pardonné à cet homme dont la parodie s'appelle Malraux et le seul héritier Claudel.
Par Baptiste Liger (L'Express), publié le 21/12/2011 à 08:00, mis à jour à 11:27
Voici trois bonnes raisons de redécouvrir François-René Chateaubriand, auteur des Mémoires d'outre-tombe.
Il n'est pas un héros romantique: Loin d'un "James Dean du XIXe siècle", Michel Crépu dépeint, dans son essai Le Souvenir du monde, François-René comme un symbole de la génération "qui a eu 20 ans en 1789", et qui a su tirer "une triple leçon de l'expérience révolutionnaire: littéraire, politique, religieuse".
Son travail d'historien reste méconnu: Sans doute les Mémoires d'outre-tombe ont-elles fait de l'ombre à ses Etudes historiques - dont la préface est aujourd'hui rééditée -, présentées comme une "analyse raisonnée de l'Histoire de France" qui "doit recomposer ses annales, pour les mettre en rapport avec les progrès de l'intelligence".
Il dépasse le clivage moderne/ antimoderne: Décrivant remarquablement le rapport de l'auteur à la religion, Michel Crépu montre aussi un Chateaubriand témoin actif d'une période politique d'instabilité (République, Restauration, Empire...), qui n'a jamais perdu son esprit critique. D'où son image d'inclassable.
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