Correspondance 1929-1945
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Victoria Ocampo a probablement trop admiré les artistes qu'elle a rencontrés et fait connaître en Argentine. Au point que l'idée que l'on se fait d'elle, en France, est désormais faussée par ses amitiés amoureuses. Jusqu'ici, cette francophile, qui, dans sa revue Sur, publia tant de génies européens, a eu relativement peu de chance avec l'édition française. Quelques plaquettes, dont une, admirable et au titre énigmatique (338171. T. E., Gallimard, 1947), sur Lawrence d'Arabie, et le récit de sa passion clandestine pour Julian Martinez, Le Rameau de Salzbourg (Bartillat, 2008). Mais l'écrivain reste à découvrir. En revanche et par bonheur, l'acuité de son intelligence et la profondeur d'une culture cosmopolite sans erreur ni lacune sont évidentes à chaque ligne de ses lettres, si intimes soient-elles.
Née le 7 avril 1890 dans une riche famille de propriétaires terriens, aînée de six filles, dont la dernière, Silvina, allait devenir un immense poète et une nouvelliste très inspirée, Victoria Ocampo profita de voyages familiaux précoces en France pour acquérir avec notre pays une familiarité élective. La littérature argentine aurait été autre sans son éclatante personnalité. Sa beauté et son tempérament passionnel suscitaient des engouements auxquels elle répondait. "L'homme a été ma patrie", écrivit-elle un jour, non sans ironie. Son indépendance d'esprit et son éloignement géographique ne favorisèrent pas la durée charnelle des liens. Mais, jusqu'à sa mort (en 1979), elle se plaignit de sa "mémoire sans pitié" quand l'oubli aurait été plus doux.
Sa liaison avec l'auteur du Feu follet fut soudaine et éphémère, mais en rien anodine. Elle n'eut pas la profondeur de sa relation avec Roger Caillois (rencontré dix ans plus tard), mais, probablement, n'en fut pas moins troublante. Victoria fait la connaissance de Drieu en 1929, lors d'un dîner chez une amie commune, Isabel Dato. En 1944, Victoria écrira à Caillois, évoquant cette rencontre alors lointaine : "Le Français blond à l'oeil bleu disait des choses spirituelles avec un air faussement détaché et une bouche d'enfant maussade. (...) Il parlait poliment avec abondance et ça ne m'intéressait pas."
"Nous serons de grands amis"
Entre 1929 et 1944, toutefois, bien des événements s'étaient produits. Et surtout, Victoria avait pu assister au dévoiement d'une personnalité qui a pris des positions politiques absolument contraires aux siennes. Elle qui tenta d'arracher aux nazis l'écrivain franco-roumain persécuté Benjamin Fondane en voulant le convaincre de revenir à Buenos Aires, découvrait, impuissante et consternée, que Drieu cédait à la fascination pour le fascisme et pour le nazisme. Le 6 mars 1945, Drieu se tuait. Elle demeura, cependant, fidèle au souvenir de cette passion pénible. Et même dans les pires moments, peu avant le suicide de Drieu, elle écrivait (toujours à Caillois) : "On est profondément injuste avec lui quand on parle de lui comme d'un être sans valeur et se pliant à des choses ignobles. Ce n'est pas vrai, même quand ça a l'air d'être vrai." Victoria se persuade qu'elle a été pour Drieu "une terre ferme". Autant dire que Drieu était alors un naufragé.
Les lettres de Drieu étaient insolentes, souvent cyniques, provocantes, mais non dépourvues d'affection : "Si tu veux, nous serons de grands amis, l'amour dans l'amitié ça me réussit toujours mieux que l'amitié dans l'amour." Résumé de l'inéluctable évolution d'un homme qui se savait meilleur ami qu'amant et affichait son goût pour les prostituées. Ce que Victoria appelait, drôlement et amèrement, "le régime dissocié" : "Ne jamais mêler les deux : l'estomac travaillerait trop. Par conséquent, mal."
Au début, elle proteste imperceptiblement, mais se ravise, refusant "le robinet des larmes". "Ce papier est trop mince pour supporter une pluie salée." Face à elle, Drieu se dénigre comme amant et comme écrivain ("Je suis le chien de l'Ecriture"). Il évacue entre eux tout désir et s'en estime délivré. Il hasarde des formules triviales qu'elle ne commente pas. Quand il imagine une pièce sur elle, il la voit en "abbesse d'un grand couvent plein de science au XVIe siècle". Ils se revirent à Paris et à Buenos Aires, où elle l'invita en 1932. Il s'intéressa alors à une jeune soeur de Victoria, Angelica. Ils se vouvoient désormais. Puis se retutoient, se vouvoient encore. Ils ne savent pas quelle est la nature de leur lien, auquel aucun ne renonce. Ils ne partagent plus rien quand la guerre a éclaté et que leurs choix fondamentaux divergent. Pourtant, voyant, en 1940, un petit garçon blond qui taquine sa soeur sur la plage de Mar del Plata, ce qui lui arrache des larmes de nostalgie, Victoria écrit à Drieu : "Cela m'a donné grande envie de te voir bien que tu sois si porc avec moi que je devrais être dégoûtée à jamais de ta personne. Le fait est que je n'y parviens pas."
Elle décidera d'être fidèle à cet amour inavouable. "N'est-ce pas plus beau et plus grand que tu sois si vivant dans ce coeur inusable ?" Elle se souviendra du "tapis bleu d'Isabelle" sur lequel Drieu marchait, en février 1929, quand ils se virent pour la première fois. "Pourquoi est-ce qu'on doute de l'éternité alors qu'on ne peut pas se délivrer d'elle ?", se demande-t-elle en constatant la persistance d'une tendresse qui bafoue la condamnation politique et même les reproches amoureux.
De Victoria à Drieu, 23 octobre 1942
"(...) Je me demande si nous étions plus riches alors ou maintenant ? Nous avons perdu tellement de choses... toutes celles qui n'étaient pas vraies puisque nous nous lassions de les porter en nous. (...) J'ai beaucoup pensé à toi ces temps derniers. J'ai souvent revécu Versailles (le jour où j'ai trouvé B. dans ta chambre au grand Trianon), et Paris (un coin de la rue de Rivoli où j'ai fait semblant de te dire adieu sans tristesse ; et la rue d'Artois avec cet appartement si laid et si cher où je me regardais dans la glace pour toi plus que pour moi, certains jours ; et l'hôtel du Quai d'Orsay avec ta chambre - celle qui donnait sur une cour, je crois, en tout cas la plus petite des deux où tu as perché successivement - où je te retrouvais en train d'écrire Une femme à sa fenêtre sur un grand cahier ; et les Champs-Elysées où nous marchions sans savoir que c'était si doux de pouvoir faire cette chose si simple ; et tout et tout ce mélange d'une ville que j'aimais et de toi en elle et d'elle en toi)."
("Lettres d'un amour défunt", p. 214-215.)
Sur le site Parutions.com
Victoria Ocampo Pierre Drieu La Rochelle Lettres d'un amour défunt - Correspondance 1929-1944
Bartillat 2009 / 25 € - 163.75 ffr. / 249 pages
ISBN : 978-2-84100-460-7
FORMAT : 12,7cm x 20,1cm
C’est une étrange et belle déclaration qui ouvre ces Lettres d’un amour défunt : «J’aimais vous donner la force amère de mon esprit» (p.43). Vous, c’est Victoria Ocampo : Argentine fatale, aristocrate de haute lignée, fondatrice de la grande revue sud-américaine SUR et amie de Rabindranath Tagore, de Borges et de Keyserling. Je, c’est Pierre Drieu la Rochelle : séducteur désabusé, qui combattit à Charleroi et à Verdun, lié un temps aux surréalistes, partisan de Doriot en 1936, auteur du Feu follet et de Socialisme fasciste, directeur de la N.R.F. sous l’Occupation, et enfin collaborateur suicidé.
Ocampo et Drieu se rencontrent un soir de 1929 dans le salon bleu de la duchesse de Dato. Débute ensuite cette correspondance, qui ne prit fin qu’à la mort de Drieu, en 1944, et qui entremêle trois histoires : celle d’une amitié amoureuse, celle d’un homme, et, voilée, celle d’un continent, l’Europe des catastrophes.
Drieu et Victoria Ocampo nous apparaissent ici comme des amants destinés à se manquer – dans les deux sens du terme. L’océan qui les sépare vient sans cesse le leur rappeler. Ils s’appellent, s’invitent, s’attendent ; se ratent autant qu’ils se retrouvent, dans leurs voyages comme dans leurs sentiments. Elle, désire avec netteté, rêve d’un amour entier, éternel, oblatif, qui n’espère rien d’autre que sa propre plénitude, au lieu que lui ne sait plus aimer, ne sait quoi désirer, empêtré qu’il est dans les replis râpeux d’un cœur sec et froid. Il le sait ; elle ne le détrompe pas toujours : «Je crois que vous aimez mal, Drieu. […] Vous me souhaitez un grand amour etc. ! Mais Drieu… Comment vous expliquer. Ce que je souhaite est différent. Je souhaite de pouvoir aimer parfaitement, c’est-à-dire de vivre dans l’amour-même… pas dans un grand amour seulement» (p.112). Drieu, ce terrible blasé, conçoit mal – en homme…? en cynique… ? en revenu… ? – des affinités non mêlées d’attirance sexuelle : «Je me reproche de continuer mes relations avec toi, du moment qu’une fureur de coït ne me jette pas sans répit sur toi» (p.75). Lucidité et franchise ! qui n’en caractérisent pas moins ici l’homme blasé, qui a désappris de trancher et se vautre dans le spleen : l’homme d’âcreté autant que de nonchalance – d’affectation de la nonchalance... Drieu pourrait dire avec Rimbaud, qu’il admire : «L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes». Drieu est de ces hommes mi-lymphatiques, mi-bouillonnants, qui voudraient bander bien et n’en savent plus le moyen : «Je suis un prophète aux couilles rongées par les fourmis» (p.82). La mélancolie et les regrets grignotent évidemment la trame de ces quinze années de correspondance, marquée du sceau d’une absurde impossibilité ; de l’imagination de ce qui aurait pu être et fut manqué. Drieu écrit à Ocampo en 1933 : «Je regretterai toute ma vie de n’avoir pas été ton amant pour la vie. Ç’aurait été profondément magnifique et grand» (p.144). Et cet aveu émouvant, dix ans après leur rencontre : «Quand je suis moi-même, dans la solitude, je t’appelle quelquefois et je te murmure : «Regarde Vic je suis bien celui que tu aimais»» (p.197).
Ce qui heurte l’exigeante Argentine, dans les premiers temps, c’est, on l’aura deviné, la dispersion amoureuse de Drieu, son incapacité à s’attarder, à s’attacher. Cette dispersion donjuanesque n’est jamais que le reflet d’un morcellement plus profond, palpable dans la forme même des premières lettres, sortes de cadavres exquis dans quoi s’amoncellent des propos décousus, sans rapport entre eux, sans colonne vertébrale, sans direction. L’âme de Drieu, hantée par la décadence, paraît précisément à l’image de cette Europe qui se décompose et qui ne sait plus comment recoller les morceaux : «Je suis terriblement absorbé par l’Europe, à laquelle j’adhère terriblement. Mon agonie est son agonie» (p.158). Plus tôt, en 1933 : «Tout devient de plus en plus noir en Europe. On en vient à souhaiter le premier éclair» (p.146). Cet éclair, cette illumination, cette Apocalypse, on croirait que Drieu les appelle sur lui !
Drieu balance en amour, il balancera toujours en politique, et, de concert avec son amante lointaine, il hésite entre temporel et spirituel. La tragédie de Drieu, telle qu’elle apparaît dans ces lettres tristes d’énergie dilapidée, c’est au fond la difficulté qu’il connut d’adhérer de façon pure et parfaite à un idéal fondu dans l’action. Drieu croira résoudre ses contradictions à partir du fatidique 6 février 1934, lorsque les ligues d’extrême-droite provoqueront de sanglantes émeutes sur les marches du Palais Bourbon. Il se proclamera socialiste et fasciste et entrera, deux ans plus tard, au P.P.F. de Doriot. Alors, c’est la joie – mais une joie mélangée : «Je suis heureux de combattre, d’adhérer. Mais mon esprit reste libre dans une certaine zone. Ne crains rien» (p.168). Éclate-t-il comme un pressentiment du désastre, ce «Ne crains rien» ! À cette époque, pour Drieu, il faut choisir : c’est ou fascisme, ou communisme ! Elle, inquiète, lucide, garde la tête froide, rejette l’alternative et fait un pas de côté : «Il faudra vite trouver autre chose, SINON NOUS SAUTERONS TOUS, crois-moi. […] Je n’ai foi ni dans les dieux fascistes ni dans les dieux communistes. Mon royaume n’appartient pas… au monde de la politique».
«L’on n’aime pas le monde si l’on ne s’aime pas soi-même», remarque une certaine psychanalyse de comptoir, volontiers régurgitée par les fascistologues à la petite semaine. L’inverse ne serait-il pas plus vrai, qu’on ne s’aime pas soi-même quand on n’aime pas le monde, quand on échoue à l’aimer, à s’offrir à lui ? Ceux qui aiment avec gourmandise n’ont pas le temps de s’abaisser, et Drieu passa sa vie à se dénigrer. «Pierrot», c’est une énergie pâle, un désir visqueux, incapables de se rassembler un en point de lumière, comme ils le firent en lui, au feu, à Charleroi, en 1914… Alors, on fait des rêves d’unité primordiale, saine et pure, paradisiaque. Déjà en 1929 : «J’ai été extrêmement touché par la pensée centrale dionysienne – qui est que le monde est divisé et souffre d’être divisé et cherche à se rejoindre» (p.57). Sous l’Occupation, Drieu, alors directeur de la N.R.F., s’absorbe dans la pensée mythique indienne : il exulte en découvrant Sankara, un maître du Védanta qui vécut aux VIIIe et IXe siècles : «Je crois comme Averroès qu’il n’y a qu’une seule âme universelle, comme Sankara qu’il n’y a qu’un seul soi et que le monde est le rêve de ce soi […]» (cité p.228). Dans le testament envoyé à Ocampo et Malraux avant de se suicider, Drieu écrit : «Mais en tout cas, je suis assez mûri. J’ai eu le temps de goûter assez sérieusement à la sainte science de l’Inde. Et en un sens, comme je n’ai pas une grande disposition mystique ni une grande faculté métaphysique, il vaut mieux partir au moment où je suis, de par les circonstances, au plus haut de l’enchantement» (p.230).
Drieu nous plaît et nous déplaît, dans ces Lettres d’un amour défunt, comme une âme percluse des douleurs modernes, nées de l’absence d’un clair attachement (quand bien même il s’attacha, hélas, à ce à quoi il ne fallait pas s’attacher !) ; comme un esprit qui se meurt de n’avoir su où porter son souffle… «La multiplication des besoins et des possibles de l’âme m’a toujours laissé stupide. Mais je suppose que travaille dans nos cœurs, que nous le voulions ou non, une secrète hiérarchie de nos dilections» (p.209). Vision subtile et magnifique ! d’une âme déçue, oui, mais d’une âme qui voulut bien, on le voit, de l’espérance accueillir quelques éclats argentés, par-delà sa faute et sa fin, «échappée d’une page de Plutarque» (Gabriel Matzneff). La fin, en effet, d’une espèce de Caton ténébreux, qui trouva dans le Platon du Phèdre, mais plus encore dans Sankara l’hindou, un esprit psychopompe.
Jean-Baptiste Fichet
( Mis en ligne le 11/11/2009 )
Sur le site papercuts : http://papercuts.fr
Les amitiés amoureuses supportent mal les termes destinés à les définir. Elles sont un drôle de mystère. L’impossible du couple leur accorde une certaine perfection, celle de laisser libre, et de respecter véritablement, avec amour. On cherche à se comprendre, on se tourne autour ; on se querelle sur les variations de mêmes paroles. Dans le refus d’admettre les extrêmes similitudes, les reproches adressés au miroir qu’est l’autre, chacun avance et peut souffrir. L’unité se réalise sur un autre plan, et le désir déstabilise tant que l’équilibre n’est pas réalisé. Tout cela est tellement compliqué à vivre.
Ce genre d’amitié peut se rencontrer plusieurs fois au cours d’une existence. C’est une compréhension absolue et confuse qui garde son parfum d’éternel puisqu’elle traverse les années. L’amitié amoureuse est le bonheur de s’aimer sans se l’exprimer clairement. Les mots sont là, pourtant. Ils luttent face au mur de l’impossible.
Nous avions déjà évoqué la relation qu’entretenaient Victoria Ocampo et Pierre Drieu la Rochelle. Un tel lien les unissait. Un amour séparé par la distance, l’orgueil solitaire, la maladresse à aimer au sein du couple conventionnel.
Pour certaines natures, suivre les codes fait parfois plonger dans les pires faiblesses et mène à la destruction, de soi, comme de l’autre. Ce fameux « M’entends-tu ? Tu ne me comprends pas. » qui divise au sein de l’union.
Ils n’auront pas échappé à ce déchirement, mais le terrain sur lequel ils échangeaient les préservait de la suffocation et de la désillusion. Ainsi le sentiment ne pouvait se flétrir. Ils s’étaient connus charnellement dans les premiers temps, brièvement. Un contact scellant la complicité, la connaissance de l’autre. Du couple d’amants au couple d’amis, qui évolue avec le temps, et ses questionnements.
L’esprit sublime les gestes du corps, l’échange se réalise avec passion ; tous deux étant hantés d’absolu. Il y a la lutte dans leurs mots, la volonté de se rapprocher l'un de l'autre tout en bâtissant un rempart : celui des idées. Les convictions susceptibles de gâcher la perfection de l’entente. Drieu tenait à sa décision de croire au fascisme, il avait besoin d’avoir foi dans une chose de l’esprit, forcément décevante car imparfaite, incomplète, vouée à s’écrouler dans l’ironique contraire de l’idéal qui l’a forgée. Son rêve, il a décidé de s’éteindre avec lui.
Victoria se défiait de politique, lui préférant la chaleur du mystique, mais elle s’effrayait tant de sa propre solitude et de la vanité de la nature humaine qu’elle se perdait dans le silence, la démesure de la souffrance qui projette les mains au-dehors de soi et ne rencontre rien.
Cette quête d’unité au cœur du détail, Drieu l’a d’abord suivie avec espoir à l’échelle patriotique, nationale puis européenne. Tant de choses se transformaient dans le monde, l’internationalisation des échanges, l’évolution des moyens de communication, les voyages facilités par la technologie. Cette mondialisation empressée, essoufflée, baignée d’urgence et de drames, cette tension palpable jusqu’au conflit guerrier. L’absurde inconcevable.
Tout cela transparaît dans leur correspondance. Celle-ci n’est pas juste la trace laissée par deux êtres intelligents et cultivés qui s’aimaient profondément, elle est aussi le miroir d’un présent d’alors que nous avons du mal à réaliser a posteriori, et qui pourtant nous est une leçon capitale.
Il est fascinant de se plonger dans cette période qui se remet avec peine des traumatismes de la Première Guerre mondiale, et qui devine l’horreur à venir, la sent inévitable puis la traverse. Les esprits s’unissent en écoles de pensée ; nous apprenons beaucoup sur les surréalistes, de la vie culturelle, mais on est également témoin de la montée du fascisme et du communisme, de la controverse et des heurts des idées. Des craintes et des espoirs lorsque tout semble s’enchaîner dans la violence et que chacun peine à embrasser de l’esprit l’étendue d’une telle folie.
Entre France et Argentine, les mots et les voyages. Drieu exprime l’évolution et la réception de ses écrits, loge son verbe dans le factuel, et demande de telles informations de la part de Victoria. Elle ne lui livre que ses sentiments, plus profonds et significatifs que les gestes à ses yeux. Elle se dévoile en se préservant derrière les citations des autres, les formulations compliquées. Ce besoin de distance, de se protéger de ce trop plein de mots qui pourrait faire vaciller son existence si fragile. Elle a pourtant compris où trouver l’unité, la simplicité. Mais le monde est trop complexe, trop agressif, trop décevant, elle s’y reconnaît trop pour l’accepter.
Ce monde, Drieu le quitte prématurément, habité par des croyances nouvelles qui lui accordent un soulagement nouveau, mais insuffisant. Les circonvolutions minutieuses qui se succèdent jusqu’au vertige dans ses « Mémoires de Dirk Raspe », le dernier roman inachevé et brillant, témoignent de l’intense morcellement qui n’avait d’autre fin que de le briser. Il était pourtant d’une telle lucidité, d’un tel raffinement dans l’exactitude. Cette clairvoyance nerveuse n’aura probablement pas su trouver de cadre réaliste et stable pour s’épanouir.
[Clémence]
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