Claire Judde de Larivière
Valeurs actuelles le 21 mai 2009
Les rêveries vénitiennes d'Henri de Régnier
Parti pris
Bruno de Cessole,
Peu d’écrivains échappent au Purgatoire, à ce confinement où, plus ou moins longtemps après leur disparition ou, pis, de leur vivant même,le désintérêt des lecteurs les condamne. Cet exil dans le temps n’est que rarement sans appel. Il se trouve toujours une poignée d’amateurs pour les ressusciter et donner à leurs livres une antépénultième chance
Si le poète que fut Henri de Régnier n’a, sans doute, guère de chance d’accéder à une seconde vie, il n’en va pas de même pour le romancier, le chroniqueur, et le diariste.
Hubert Juin avait, il y a déjà quelque temps, réédité en collection de poche certains de ses romans,et François Broche, non sans mal, était parvenu à faire publier son volumineux et attachant journal inédit. Enfin le trio, sulfureux ou pathétique, au choix, que formèrent Henri de Régnier, sa femme, Marie, et l’amant de celle-ci, Pierre Louÿs, a bénéficié, récemment, de l’intérêt de plusieurs biographes.
Mais Henri de Régnier peut se passer de ce parfum posthume de scandale pour exister par lui-même et attirer la sympathie des amateurs de littérature, ceux du second rayon. Régnier n’est pas un grand écrivain, certes, mais un délicieux petit-maître, à la sensibilité raffinée, à l’imagination délicate, à l’écriture parfois un peu trop précieuse et alambiquée, mais le plus souvent sûre et ferme.Pudique, retranché derrière une courtoisie surannée, il était déjà un homme d’autrefois en son époque gangrenée par la vulgarité de la littérature industrielle.
Entre lui et Venise, les affinités étaient trop évidentes pour que la cité de Gozzi, de Goldoni, de Casanova, de Longhi et de Tiepolo, ne lui ait pas communiqué le sentiment d’y avoir vécu une vie antérieure. Entre 1899, date de sa première découverte, et 1924,moment de sa dernière visite, l’écrivain y a effectué une dizaine de séjours,d’une durée d’un mois en général. Dans le palais, la Ca’Dario,d’une amie,la comtesse de La Baume-Pluvinel, où il retrouvait souvent une autre femme de lettres, Mme Bulteau, puis dans des locations ou à l’hôtel, de sorte qu’il se sentit assez vite chez lui, en “bon Vénitien”, et non pas en touriste.
S’il aimait se perdre en solitaire dans le labyrinthe des campi et des calli, découvrant au hasard de ses déambulations telle merveille architecturale, tel détail curieux, tel brocanteur où assouvir sa passion de la bimbeloterie, il n’en était pas moins sociable, et n’aimait rien tant que retrouver “sous le Chinois” du Caffé Florian un petit groupe d’amis parisiens tombés sous le charme de la cité des eaux, tels Edmond Jaloux,Émile Henriot, Jean-Louis Vaudoyer, ce « Club des longues moustaches » si bien évoqué par Michel Bulteau.
La Venise, dont Henri de Régnier égrène les sortilèges au fil de pages impressionnistes comme les aquarelles de Turner, n’est pas la Venise romantique de Byron ou de Gautier, ni la Venise décadente et mortifère de Barrès et Thomas Mann, c’est la ville aimable d’un siècle de Lumières prolongé, où l’on vit « dans une sorte de bonheur apaisé, de détente amicale, de joie discrète, de tendre reconnaissance »,où l’on se laisse aller « dans un acquiescement raisonnable à ce qui vous entoure […] aux tranquilles délices d’un beau loisir dans le plus beau lieu du monde ». Lieu propice entre tous à ce détachement de soi, à cette paix intérieure, qu’interdit la vaine agitation d’un siècle débordé.
L’Altana ou la Vie vénitienne, d’Henri de Régnier,Bartillat, 300 pages, 20 €.
Un superbe papier de Michel Bulteau dans L'Humanité le 20 juin 2009
L’amoureux de Venise
L’Altana ou la vie vénitienne,
de Henri de Régnier, édition Bartillat, 286 pages, 20 euros
Le monocle teinté, le faux col empesé et la moustache tombante sont inséparables d’Henri de Régnier. Il avait le visage long, le front dégarni, et le monocle lui donnait l’air hautain et distant. Paul Morand lui trouve une « silhouette de peuplier défeuillé », comme il l’écrit dans Venises.
C’est justement l’amoureux de la Sérénissime qui nous retient aujourd’hui. Pour Régnier, Venise a toujours fait partie des « villes du songe », expression qui figure dans son roman la Peur de l’amour. Jean-Louis Vaudoyer, un de ses proches, a dit : « Pour avoir bien connu Henri de Régnier, c’est à Venise qu’il faut avoir vécu près de lui. Là-bas cessait son exil ; là-bas, il retrouvait sa patrie. Il s’y sentait en sécurité, comme un navire qui, dans un eldorado longtemps rêvé, a enfin trouvé son havre. Il convenait d’ailleurs n’avoir jamais eu l’impression d’être venu à Venise pour la première fois. Tout ce qu’il y avait découvert, il l’avait reconnu. » Son histoire d’amour avec Venise aura duré vingt-cinq ans.
En 1928, Henri de Régnier publie, sous la couverture jaune du Mercure de France, l’Altana ou la Vie vénitienne, sorte de « journal » (1899-1924) en deux volumes que l’on réédite aujourd’hui. C’est une merveille de sensibilité et de notations justes.
« Qui donc m’avait parlé de la tristesse de Venise ? Il n’a donc jamais vu cette lumière, ce ciel ardent et délicat, ces eaux généreuses, ce mouvement, cette vie marine ? » En effet, la Venise de Régnier est à l’opposé de celle de Maurice Barrès. Dans la Mort de Venise, Barrès écrit qu’il éprouve une mélancolie quasi voluptueuse à voir les nobles architectures se déliter. Régnier, au contraire, trouve dans la cité des Doges « le détachement de soi » et la paix intérieure. Dans ses flâneries vénitiennes, il fait provision d’images douces et divertissantes.
Homme compliqué, Régnier s’est tout de suite retrouvé dans ces entrelacs de calli. Il connaîtra très vite les itinéraires des traghetto et des gondoles de louage. Il a aussi compris très vite que dans cette ville, il faut savoir prendre du recul. Une promenade sur la lagune s’avère alors salutaire : « Rien n’est plus émouvant et plus beau que de voir, du fond de la lagune morte, le soir tomber sur Venise. Les braises du couchant éteintes, toutes les couleurs s’apaisent en une cendre aérienne qui les atténue et peu à peu les confond et les efface. Au loin, Venise surgit, indécise et pourtant réelle. » Régnier dans sa gondole glisse lentement sur les eaux. Il écoute le bruit des rames. « L’espace est pacifique et le temps n’existe plus pour les ombres heureuses que l’on devient. Et pourtant, de ce silence, de cette solitude n’émane nulle tristesse, mais une impression de repos et de certitude. »
Ces moments de bonheur, Régnier les doit à deux amies : la comtesse de La Baume-Pluvinel et Mme Bulteau qui le reçoivent dans le palais Dario, à San Gregorio, un beau palais de style lombard de la fin du XVe siècle. Toutes deux sont passionnées d’art et de littérature. Elles aiment à s’entourer de brillants esprits. Régnier en est un. Paul-Jean Toulet en est un autre. On lira avec émerveillement la correspondance qu’il a entretenu avec Mme Bulteau et qu’Henri Martineau publiera au Divan. « Mme Bulteau me fait penser à ces fortes barques robustes qui remontent le Grand Canal, chargées de beaux fruits ; Mme de La Baume à ces gondoles qui glissent dans les étroits rii, mystérieuses et comme perdues », écrit-il. Que voilà une belle image vénitienne !
La Venise que chérit Régnier est la Venise rococo du XVIIIe siècle. Il aime se retrouver dans les cafés de la place Saint-Marc. Il s’imagine boire un verre avec Goldoni et Gozzi. Au théâtre de la Fenice, il regrette simplement que les spectateurs ne portent plus le tabarro, la bauta et la maschera.
« J’ai encore connu la place Saint-Marc avec son campanile, expliqua Régnier à Morand ; savez-vous qu’à la chute du monument à 9 h 55, mon gondolier a eu ce mot admirable : "Ce campanile s’est écroulé sans tuer personne ; il s’est laissé tomber en galant homme, se stato galantuomo". » En avril 1903, de nouveau à Venise, il repense à cette catastrophe, lui qui est venu saluer le printemps. Il ne loge pas au palais Dario (il est en réparation) mais à l’hôtel. Il a même acheté un plan de Venise et un guide Baedeker ! Un autre Régnier est né. « Avez-vous envie de lire ou d’écrire ? Enfermez-vous dans votre chambre. (…) Marcher vous plaît, ne prenez pas de gondole. Ne sacrifiez pas vos aises et vos goûts au souci de la couleur locale. Ne demandez à Venise que votre agrément. (…) Contentez-vous d’être heureux des beautés qu’elle vous propose. Ne vous efforcez pas de l’évoquer dans son passé plus ou moins lointain, si elle vous suffit dans son présent. » C’est en effet aussi simple que cela. C’est un maître ès rêveries qui vous le dit. Suivez Venise dans sa glorieuse destinée et dans sa vie populaire. Le printemps de Venise est dans la fraîcheur de sa lumière.
« À Venise, les heures ne sont pas les heures d’ailleurs. Il y a des journées infiniment courtes et des journées infiniment longues. Comme c’est juste ! Avec quel plaisir on s’y laisse aller à musarder, à regarder, à se laisser vivre, à devenir un personnage imaginaire. À quelle pièce de théâtre participe-t-on ? Le bruit des pas, l’écho des voix, aujourd’hui il faut y ajouter les moteurs des barques et des vaporetto. Car, à Venise, ne s’exerce pas seulement le charme de la magnificence. Les petits « faits vrais » chers à Stendhal revendiquent leurs droits. Cher lecteur, si vous voulez vous lancer sur les traces de Régnier, voici un indice : « J’aime ce coin de Venise, sa calle San Cristoforo qui ne compte que deux maisons où logent un boucher et un maestro et qui aboutit à une porte surmontée d’une statuette de saint Christophe. »
Quand, trois ans plus tard, Régnier revient à Venise, il est reçu par lady Layard dans son palais. Une peinture le frappe : le portrait du sultan Mohammed II par Gentile Bellini. Nous parlant du vieux Stamboul, Régnier écrit des pages qui auraient enchanté Pierre Loti. C’est sur le yacht blanc de la comtesse de Béhague, le Nirvana, que Régnier fit route vers la Sérénissime depuis Constantinople. En 1921, Paul Morand à bord du Simplon-Express, destiné à détrôner l’Orient-Express, après un arrêt en gare de Venise, fera le chemin inverse : via Stamboul.
« Je ne crois pas que de grands musiciens soient nés à Venise… » Cette phrase, écrite par Régnier en 1906, nous paraît aujourd’hui surprenante. Elle montre simplement que Vivaldi était encore aux oubliettes ! Il faudra attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que ce novateur séduisant retrouve sa vraie place. Mais ô bonheur, on nous annonce que Reynaldo Hahn va chanter des chansons vénitiennes. Le musicien a fait installer son piano sur une grosse péotte noire à coque pansue au pied de Santa Maria Formosa : « Soudain quelques accords préludent, et, dans la nuit, une voix monte, une voix singulière, à la fois précise et souple, indolente et nerveuse, une voix qui chante et qui s’élève vers les obscures façades des vieux palais muets, se prolonge en échos, et dont la sonorité, comme épurée par le silence, l’emplit de son charme tendre et de la grâce des fines paroles vénitiennes. »
Quand il pleut en octobre à Venise, et que frissonnent les glycines jaunissantes, il faut sortir son carnet et écrire. Régnier regarde la pluie tomber sur les vitres du vieux palais Venier que Mme de La Baume a mis à sa disposition (le palais Dario est occupé). Cette année-là, le poète visite le couvent des Arméniens à San Lazzaro. Quand il était à Venise, Byron s’y rendait trois fois par semaine pour apprendre l’arménien. Proust l’avait visité au printemps 1900.
L’auteur de la Double Maîtresse vit cette vie vénitienne propice à l’oisiveté et à la rêverie « où l’on goûte si bien l’inutilité de soi-même et la beauté des choses ». La monotonie paradoxalement est porteuse de nouveauté. Avec pudeur, il évoque la présence de Gérard d’Houville à ses côtés. On sait que tel est le pseudonyme qu’avait choisi Marie de Heredia, la fille puînée de l’auteur des Trophées. Henri de Régnier, après avoir échappé à la fille de Mallarmé, avait épousé en 1896 la piquante Marie.
Un des personnages les plus secrets de Venise, mais que connaissent les amoureux de la ville est le Chinois peint à la fresque dans une des salles du café Florian. « Aussi est-il devenu une sorte de ralliement, et la phrase : « À cinq heures, sous le Chinois » veut dire que l’« on se retrouvera au Florian, à ce moment de la journée, sur la banquette de velours rouge, devant la table de marbre où l’on nous servira le punch à l’alkermès ou quelques petits verres de masquarin, puisque la grappa est proscrite des cafés "comme il faut" de Venise. » Toute une petite « société » française aimait à se retrouver sous le Chinois : Edmond Jaloux, Jean-Louis Vaudoyer, Émile Henriot, Eugène Marsan, Francis de Miomandre (quels délices que de faire ressurgir ces noms oubliés) et le maître lui-même. Morand, qui les avait connus dans sa jeunesse, les qualifie de « princes de Ligne désabusés, d’une douceur sévère, avec des mots à la Rivarol, vite ennuyés, vite agacés, chevaleresques, irrités par tout ce que la vie leur refusait ». Régnier précise que Vaudoyer tirerait bien volontiers le Chinois du Florian par sa natte !
Régnier se plaît à se distraire avec les excentriques. On en rencontre quelques-unes au fil de ses pages vénitiennes. Ainsi les frères Julien et Fernand Ochsé qu’il serait fort triste de voir disparaître sans un mot… Ces collectionneurs de bibelots et de tout « un bric-à-brac » habitent à Venise, cette année-là (1911), la casa Zuliani : « Il y règne le plus beau désordre. Les malles et les valises ouvertes laissent déborder le linge et les vêtements qui n’ont pas trouvé place aux champignons des portemanteaux et aux dossiers des fauteuils. Est-on dans un logis de voyageurs ou dans le magasin d’un marchand de curiosités ? Que viennent faire dans l’honnête casa Zuliani ces étoffes anciennes, ces gilets brodés, ces colliers de verre en amas sur la table, ces vieux miroirs à cadres décors, ces statuettes en faïence de Bassano, ces grands plateaux de bois laqué peints de fleurs et de personnages, ces coffrets démantibulés où grimacent des Chinois de paravent et des Turcs de comédie, ces marionnettes parmi lesquelles se distingue un superbe Roi mage, vêtu d’oripeaux et qui, le visage surmonté d’un majestueux turban de soie écarlate où scintille une aigrette cassée, considère avec gravité un gros globe terrestre posé sur son support auprès de lui, non loin d’un assortiment de serinettes et de boîtes à musique ? » Nous voilà au beau milieu des acquisitions vénitiennes des frères Ochsé. Jean Cocteau raconte que dans la salle à manger Second Empire de leur maison de Neuilly, ils avaient installé le cercueil de leur mère.
Et comme le temps passe, parfois douloureusement, nous apprenons la mort de la comtesse de La Baume. Régnier a voulu revoir le palais Dario. Les morts et les vivants y font bon ménage.
Le mois de juin apporte ses nuits cristallines. La lagune est d’un bleu étincelant. « Le temps n’est plus où Byron, ses habits en paquet sur la tête, s’en allait dîner en ville, à la nage. C’est l’été. » Régnier fume des Virginia et suit du regard leur fumée paresseuse. Il va sentir l’odeur des roses du jardin Venier. À quoi pense vraiment le très retenu Henri de Régnier ? Nous ne le saurons jamais.
Quand Frederick Rolfe, alias baron Corvo, mourut à Venise dans la nuit du 25 au 26 octobre 1913, Régnier n’était pas à Venise. Il n’y alla pas entre 1912 et 1924. Le barib est arrivé à Venise en août 1908. Encore une année où étrangement l’homme au monocle n’y était pas. Corvo s’était installé à l’hôtel Bellevue et de Russie, sur la place Saint-Marc. Tous les après-midi, dans son bateau nommé Sandale, il va sur la Giudecca où lady Layard a fondé un petit hôpital dont le personnel est anglais et les malades, des marins. Il emmène les convalescents prendre le soleil. Totalement désargenté, ne mangeant pas à sa faim, Rolfe a beaucoup de mal à écrire le roman sur Venise qu’il médite : le Désir et la Poursuite du tout. En avril 1910, les errances et les privations l’ayant beaucoup affaibli, il tombe gravement malade. Il reçoit l’extrême-onction mais ne meurt pas. Nicholas Crabbe, le héros de son livre, c’est lui. Celui capable de décocher « des coups de pinces propres à faire cabrioler même des rhinocéros ». Il fréquente beaucoup les gondoliers pour le meilleur et pour le pire. Très vite, il est devenu un as de la navigation sur les canaux. Chateaubriand a écrit que « personne n’est entré dans les habitudes des gondoliers ». Le baron, si.
Rolfe eut sa période rouge. Vêtements, cheveux teints ; il promenait un petit chien noir qu’il tenait au bout d’une laisse écarlate. On l’accuse d’avoir fait des avances à des conscrits sur la plage du Lido. Le consulat le somme de « prendre le prochain train et quitter Venise ».
Il habitait deux chambres meublées du palais Marcello. Thomas Wade-Brown, un Anglais fauché qu’il avait rencontré au restaurant Cavaletto, et qu’il avait invité à partager son logement, le retrouva mort, tout habillé sur son lit. Le consul chargé d’identifier Frederick Rolfe s’empressa, choqué par des lettres et photographies qu’il trouva, de les jeter par la fenêtre dans le Grand Canal.
Lors de son retour à Venise à l’automne 1924, Henri de Régnier loge dans le palais Vendramin ai Carmini, à ne pas confondre avec celui dont s’enorgueillit le Grand Canal. Le mezzanino est la seule partie habitable du palais. Le reste est fort abîmé, mais le poète se plaît dans cette « inconfortable merveille ». Il fallut meubler le mezzanino et le chauffer. Acheter des flambeaux, des vases. Alors la vie mystérieuse et tenace reprend : « Parfois, à la clarté des cires se joint l’éclat des flambées qui transforment l’âtre profond de la belle cheminée de marbre jaune en une brûlante fantasmagorie d’étincelles brillantes et de braises rougies. » On a tout de suite envie d’être à Venise et de sentir l’odeur des tubéreuses et de retrouver les raffinés du Florian. Mme Bulteau, qui n’était pas revenue à Venise depuis la mort de Mme de La Baume, loge au Danieli. Mais Régnier continue de vivre vénitienne ment dans la douceur vénitienne : « Visiter quelque palais ou quelque église, rôder indéfiniment sur la place Saint-Marc ou sous les arcades des Procuraties, entrer au café Florian et s’y asseoir "sous le Chinois", flâner dans la Merceria, aller voir finir le jour au jardin Eden, errer sur la lagune… » Quelques entorses aux habitudes du passé : le gentilhomme ne déjeune plus au Vapore ; il le délaisse pour l’Antico Pizzo et surtout pour la Vida, sur le campo du San Giancomo dall’Orio.
Il faut se lancer dans ces pages d’où toute mièvrerie est exclue. La fumée des Virginia s’y confond avec les nuages de Tiepolo et de Véronèse. Peu à peu, l’enchantement de Venise vous environne de son sortilège. On est loin d’un décor funèbre et d’une ville musée. Pour vous en convaincre, vous irez boire un spritz dans un petit café à San Zanipolo aux pieds de la statue du Colleone. Qu’importe que la ville s’enfonce de trente centimètres par siècle, vous avez encore le temps de vous y rendre, avec, dans votre valise, l’Altana ou la Vie vénitienne d’Henri de Régnier.
Michel Bulteau